Depuis plus de 30 ans, la militante altermondialiste et écoféministe Vandana Shiva se bat pour défendre l’agriculture paysanne et la biodiversité contre les géants de l’agro-industrie. Rencontre à Paris, en marge de la COP 21.
Publié dans Alter Echos, n° 414-415.
Vandana Shiva ne rate aucun événement sur le climat depuis 30 ans. À 62 ans, cette figure du mouvement altermondialiste, docteure en physique quantique et en philosophie, sillonne le monde pour dénoncer les OGM et le brevetage du vivant. Début décembre, elle a rejoint la COP 21 à Paris pour faire signer son Pacte citoyen pour la Terre, qui appelle chacun de nous à se tourner à une agriculture écologiquement responsable. Son combat est salué dans le monde entier et lui a valu le prix Nobel alternatif en 1993. Mais la révolutionnaire en sari a aussi ses détracteurs, les multinationales en tête, qui remettent en question ses compétences scientifiques, notamment quand elle fait le lien entre coton transgénique et suicide des fermiers indiens. Qu’importe. Vandana Shiva balaye les critiques. Implacable et déterminée, elle ne s’encombre pas non plus des politesses d’usage avec ses interlocuteurs. Tenir tête à Monsanto ou Coca-Cola lui a visiblement donné une certaine expérience du plaidoyer… Par contre, elle ne peut contenir un large sourire quand elle évoque les banques de graines qu’elle a créées en Inde ou sa dernière action de guérilla potagère.
Alter Échos: La COP 21 est déjà qualifiée d’échec par de nombreux militants de la société civile. Après tant d’années de combat, comment croyez-vous encore au changement?
Vandana Shiva: Je crois au changement parce que je suis engagée pour le changement. Je suis très attachée à ce principe de Gandhi: «Soyez le changement que vous voulez voir.» Quand vous êtes le changement que vous voulez voir, vous pouvez vous rendre compte des mauvais agissements de multinationales comme Monsanto, qui veut s’approprier les semences. J’ai utilisé tous les instruments légaux pour interdire cette mainmise. J’ai également sauvé les graines, en créant des banques de graines. Depuis 30 ans, je sème partout dans le monde ces graines de liberté et d’espoir. Au cours de mon combat, j’ai découvert que la production nutritionnelle de l’agroécologie est bien supérieure à la production industrielle. Nous cultivons plus et de la meilleure nourriture. De plus, 50% des gaz à effets de serre sont produits par l’agriculture industrialisée. Ce problème est ignoré dans les négociations formelles mais aussi dans la société civile. Un grand nombre de mouvements pour le climat se concentrent uniquement sur les énergies fossiles et pas sur l’agriculture. Or, l’agriculture est le plus grand responsable dans l’émission des gaz à effet de serre. De plus, elle détruit les sols. À terme, cela déracine les gens. Pourquoi y a-t-il une crise des réfugiés? En Europe, on dit juste que c’est un problème de terrorisme. On pourrait plutôt se poser la question du pourquoi de jeunes gens qui étaient très bien hier sont contraints de quitter leur pays à la suite d’un usage massif de pesticides. Si mes plantes sont saines et que le champ à côté est attaqué par des pesticides, pourquoi ce champ est-il devenu vulnérable et pas le mien? Nous devons nous poser la question de la vulnérabilité et de la résilience dans la communauté humaine, autant que dans l’écosystème. Cette connexion n’est pas assez faite aujourd’hui.
A.É: Vous liez donc crise climatique et crise des réfugiés…
V.S.: Le réchauffement climatique constitue la dernière étape. On a d’abord endommagé les sols. On a attaqué les terres avec des pesticides, on a forcé les fermiers à couper les arbres pour en faire des cultures destinées à l’exportation, on a menacé les cultures traditionnelles et la biodiversité. Quelque 75% des cultures ont disparu à cause de ça. De plus, l’agriculture industrielle nécessite 10 fois plus d’eau. On a donc asséché donc les rivières et les lacs pour servir la soif de cette agriculture industrielle. Cela mène au final à la sécheresse… On assiste aujourd’hui à une guerre contre la terre et contre ses habitants. Les raisons des conflits et de l’exode de réfugiés ne sont donc pas seulement religieuses.
A.É.: Vous évoquez un écocide…
V.S.: L’écocide est en effet une guerre écologique, une manière de définir un acte de destruction de la terre. Il y a un mouvement qui vise à faire reconnaître l’écocide aux Nations unies. Je pense que chaque mouvement local qui exige qu’on ne détruise pas sa terre est déjà un tribunal contre l’écocide.
A.É.: Vous vous battez depuis 30 ans contre le brevetage du vivant, l’agrobusiness et récemment la biopiraterie… Quel est aujourd’hui votre combat principal?
V.S.: La terre et nous, humains, faisant partie de cette terre. La terre a des droits, ses habitants ont des droits. Le modèle économique actuel est basé sur la spoliation des terres, faisant croire à des innovations. C’est pourquoi je ne veux pas regarder Bill Gates comme le grand sauveur. En réalité, c’est le plus gros pirate. Il prétend être philanthrope, soutenant les OGM, les produits chimiques et la géo-ingénierie. Il utilise de l’argent illégitime pour bâtir des projets illégitimes contre la terre. Je me bats contre la privatisation de l’eau ou de l’air par les multinationales qui mettent en péril la justice climatique.
A.É.: Quelle innovation vous inspire le plus aujourd’hui en matière environnementale?
V.S.: Je suis impressionnée par les jardins qui éclosent partout dans le monde, en ville, dans les friches… C’est pourquoi je suis venue à la COP21 avec mon Pacte pour la protection de la terre. Il invite chaque citoyen concerné à faire pacte avec la Terre, à se tourner vers une agriculture locale. J’ai créé avec plusieurs fermiers de périphérie de Paris un jardin d’espoir en plein cœur de Paris. Créer un jardin est une action tellement concrète. J’ai aussi participé récemment, à Amsterdam, à plusieurs actions de «guérilla potagère»: on a retiré des pavés pour planter des graines.
A.É.: Ces initiatives locales pour soutenir l’agriculture paysanne peuvent-elles faire le poids face aux géants de l’agrobusiness?
V.S.: Nous pratiquons en fait le modèle des AMAP (associations pour le maintien de l’agriculture paysanne, en France, équivalent des GASAP, groupes d’achats solidaires de l’agriculture paysanne en Belgique, NDLR) en Inde, depuis 30 ans. Nous avons relié les fermiers et les consommateurs, et contourné les entreprises. Depuis, je ne cesse de me battre pour reconquérir notre souveraineté alimentaire. Je vais lancer une grande campagne pour que les villes fassent une connexion avec la campagne. De cette manière, nous nous attaquons à plusieurs problèmes en même temps: le suicide des fermiers, les épidémies. Vous savez, on a dépensé plus de 300 milliards de dollars par an pour soigner le cancer? Les produits chimiques qui tuent les paysans sont les mêmes que ceux qui provoquent le cancer des villageois. Il y a quelques jours (le 3 décembre, NDLR), nous fêtions le 31e anniversaire de la catastrophe de Bhopal. La firme Union Carbide a tué dans cette ville plusieurs milliers de personnes. Et la justice n’a toujours pas été rendue. J’ai commencé à militer fin des années septante. J’étais toute seule. Personne ne parlait du sauvetage des graines! Aujourd’hui, il existe un mouvement plus large, partout, dans les villes et les campagnes, d’agriculture biologique.
A.É: L’austérité ne vient-elle pas saper ces efforts? On sait notamment qu’en Grèce, les coupes illégales de bois se multiplient.
V.S.: L’austérité est immorale. L’austérité est un génocide et un écocide. Cette information sur les coupes de bois a beaucoup circulé dans les médias. Avons-nous entendu en revanche que des Grecs ont lancé des projets de cuisines communautaires? Ils récupèrent les aliments et servent des repas aux réfugiés. Il est important de faire connaître ces histoires positives. Nous allons organiser avec ces groupes une caravane pour la paix à travers la Grèce, pour dénoncer l’austérité, défendre un nouveau modèle économique et pour combattre la haine envers les réfugiés.
A.É.: L’ONG Greenpeace s’est vu suspendre sa licence nécessaire à son implantation en Inde. Le gouvernement indien ne menace-t-il pas vos actions?
V.S.: Nous sommes tous menacés. Mais je me sens davantage menacée par Monsanto que par mon gouvernement. Je ne vais pas blâmer mon gouvernement mais plutôt les multinationales et les pays du Nord qui font pression sur le gouvernement. C’est une nouvelle forme de colonialisme. À propos de Greenpeace, ça n’est pas la faute de mon gouvernement. Des économistes disaient il y a trois ans que les ONG qui se battent pour la protection de l’environnement devraient disparaître… Les grandes entreprises trouvent que les mouvements environnementaux causent des troubles, parce que nous sommes les voix de la justice. Elles voudraient qu’elles se taisent. Ils veulent une dérégulation de l’économie, sans protection des travailleurs.
A.É.: Comment voyez-vous le futur des femmes en Inde, où les discriminations et les violences à leur égard sont très fortes?
V.S.: La violence envers les femmes augmente avec la globalisation. Elle détruit et brutalise les gens. Les femmes sont les victimes des hommes sans emploi, influencés par les films pornos. Pour eux, les femmes sont des objets. Dans une société en désintégration, tout converge pour que la violence augmente envers les femmes. C’est pareil pour le terrorisme. Il s’agit aussi de l’expression d’une société en désintégration. Mais je voudrais aussi insister sur le fait que les femmes font des choses incroyables en Inde, dans les mouvements de femmes et les mouvements sociaux. Il faut reconnaître leurs connaissances.
A.É.: On reproche parfois à l’écoféminisme, dont vous êtes une représentante, un certain essentialisme…
V.S.: Je ne compare pas les femmes à la nature. Je dis que les femmes sont opprimées comme l’est la nature et qu’il faut libérer les femmes et la terre. L’écoféminisme est une philosophie dynamique de changement. Nous n’assignons pas les femmes à des rôles précis. Je ne dirai jamais que les femmes sont génétiquement destinées à prendre soin des autres, tout comme je n’affirmerai jamais que les hommes sont naturellement destinés à la violence. On cultive la violence chez les hommes. De même, on a raconté aux femmes que leur rôle était de prendre soin des autres. La différence est que le fait de veiller sur les autres, le «care», est une qualité nécessaire à l’humanité. Et tout le monde doit en prendre la responsabilité.
A.É.: Gandhi est un modèle pour vous. En avez-vous d’autres aujourd’hui?
V.S.: Mes modèles sont aussi les femmes ordinaires, qui font chaque jour preuve de force et de résilience. Parce que, vous savez, le principal pour moi est la manière dont vous vivez votre vie. Trop d’activistes prêtent trop d’attention à contrôler ce qu’on pense d’eux. Ils sont vides à l’intérieur.
A.É.: Quel est votre secret pour ne pas être vide à l’intérieur?
V.S.: Mon être intérieur est le plus important. Chaque jour, je fais attention à garder conscience que je dois expérimenter ma vie comme une citoyenne de la terre.
A.É.: Où trouvez-vous l’énergie pour mener votre combat?
V.S.: Du sol, des papillons et de la forêt… Je la trouve aussi dans la ferme biologique. Cette ferme luxuriante est comme une forêt. Elle me rappelle celle de mon enfance.
A.É.: Qu’avez-vous envie de dire, ou de conseiller, aux militants et aux militantes de la société civile que vous rencontrez à Paris?
V.S.: À cause des attaques du 13 novembre, on voit beaucoup de haine apparaître, cultivée notamment dans les discours politiques. Je pense qu’il faut que la société civile devienne un agent de paix. Il y a plus de voix pour le changement climatique que j’en entends pour la paix. Et on ne peut pas se permettre d’abandonner la paix… Si l’on permet de cultiver un climat de haine, alors les gouvernements élus dans cette atmosphère seront antidémocratiques. La paix est l’enjeu le plus urgent.
A.É.: Et à propos de l’environnement plus précisément?
V.S.: J’aurais envie de leur dire d’aller dans les zones abandonnées où se trouvent les réfugiés ou les personnes sans emploi et d’y créer des jardins de diversité et de paix, pour montrer à ces personnes précarisées qu’ils sont des citoyens de la terre et qu’il est possible de créer tous ensemble un autre monde.
En savoir plus
«Climat-pauvreté: j’y pense et puis j’oublie?», Alter Échos n°412, novembre 2015 (dossier).
«Qui osera être agriculteur demain?», Alter Échos n°407-408, juillet 2015 (dossier).