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Regard critique · Justice sociale

Pouvoirs locaux

Vents contraires

Les élus locaux peuvent-ils utiliser leurs relations et autres mandats – régionaux, fédéraux – pour faire remonter les revendications de leurs administrés? Illustration avec le cas de Frasnes-lez-Anvaing, son bourgmestre Jean-Luc Crucke, quelques conseillers communaux et un projet d’éoliennes venu mettre le bazar au sein de la vie politique locale.

L'éolien ? La réponse est dans le vent, dixit un prix de Nobel de Littérature. CC BY-ND 2.0-Wolfgang Wildner

Les élus locaux peuvent-ils utiliser leurs relations et leurs mandats – régionaux, fédéraux – pour faire remonter les revendications de leurs administrés? Illustration avec le cas de la commune de Frasnes-lez-Anvaing, son bourgmestre Jean-Luc Crucke, quelques conseillers communaux et un projet d’éoliennes venu mettre le bazar au sein de la vie politique locale.

Le Pays des Collines porte bien son nom. Quelque part entre Ath et Tournai, une petite Ford tente d’y frayer son chemin sur les routes de campagne. Au volant, Franck Goddefroy écrase la pédale des gaz. C’est que juste en face l’asphalte monte de manière vertigineuse. En pleine ascension, la voiture fait mine d’hésiter. «Pas assez de chevaux», lance-t-il tout en débrayant. L’effet est immédiat: le moteur monte brusquement dans les tours et finit par porter péniblement le véhicule gris hors des sous-bois qui l’englobaient jusque-là. Avant de lui faire atteindre le sommet d’une colline.

«Ça peut vite devenir agaçant pour les habitants des maisons se trouvant prises au milieu. J’ai vu des gens devenir complètement dingues.», Franck Goddefroy, collectif «Éoliennes, non merci»

Sur ce plateau, le vent souffle, faisant avancer au pas de course les quelques nuages présents dans le ciel. Manifestement, il s’agit d’une bonne journée pour la grosse dizaine d’éoliennes visibles à l’horizon. Leurs pales tournent vaillamment. «Vous voyez, il y en a un peu partout dans le coin», lance Franck Goddefroy en les pointant du doigt d’un air préoccupé. Voilà six ans que cet homme a créé le collectif «Éoliennes, non merci», actif sur un périmètre de vingt kilomètres autour de la commune de Frasnes-lez-Anvaing et qui milite pour «un éolien réfléchi, pas n’importe où». Son premier combat s’est focalisé sur un projet situé près de chez lui, à Montrœul-au-Bois, même si les éoliennes n’ont finalement jamais été montées. Aujourd’hui, c’est un autre chantier potentiel qui inquiète. Porté par Eoly, une entreprise du groupe Colruyt, il prévoit l’installation de quatre éoliennes le long de l’autoroute A8, juste à l’entrée du parc naturel du Pays des Collines. Et Franck et son collectif ne sont d’ailleurs pas les seuls à être préoccupés. Les autorités locales auraient reçu près de 500 lettres de plaintes de la part de citoyens mécontents. Pas mal, tout de même, pour une commune comptant un peu moins de 12.000 habitants… Les doléances sont nombreuses: trop grande proximité avec certaines habitations, implantation au sein d’un parc naturel, nuisances sonores, effets stroboscopiques… «Si vous venez ici en fin de journée alors que le soleil approche de l’horizon, vous verrez sur les champs une alternance de vagues d’ombre et de lumière, dues au passage des pales. Ça peut vite devenir agaçant pour les habitants des maisons se trouvant prises au milieu. J’ai vu des gens devenir complètement dingues», commente Franck Goddefroy.

Un cdH plus très «bancable»

C’est en août 2016 qu’Eoly introduit une demande de permis de construire pour le projet. À cette époque, c’est Jean-Luc Crucke (MR) qui est bourgmestre de Frasnes-lez-Anvaing. Il est aussi député au parlement wallon. L’édile local et ses échevins, tous libéraux, prennent vite la mesure de l’impopularité du projet auprès d’une frange de leur électorat. «Il y a eu un travail avec les habitants, dont la première réunion d’information avec Eoly en 2015, explique Pierre Bourdeaud’huy (MR), l’échevin en charge du dossier. C’était tendu. On a vite vu qu’il y avait de gros doutes de la part de certains citoyens.» Le collectif «Éoliennes non merci» se met aussi en branle, organise des réunions d’information pour les habitants «auxquelles était présent monsieur Bourdeaud’huy», souligne Franck Goddefroy. Dans la foulée, la commune fait comprendre qu’elle n’est pas preneuse du projet. Son argumentaire est clair: elle dispose déjà de quatre éoliennes près du village de Moustier, pas besoin d’en remettre une couche. Mais, presque en sous-main, certains reprochent à la majorité libérale d’avoir cédé à la pression de ses citoyens les plus bruyants. C’est notamment le cas de Didier Verdoncq, conseiller communal Écolo, qui est en faveur du projet. «Avec les éoliennes, ce sont toujours ceux qui sont contre qu’on entend le plus, déplore-t-il. Jean-Luc Crucke m’a d’ailleurs dit un jour qu’il était convaincu que le projet se ferait mais que si la commune avait dit oui, cela serait mal passé…»

«Avec les éoliennes, ce sont toujours ceux qui sont contre qu’on entend le plus.», Didier Verdoncq, conseiller communal Écolo

En février 2017, le dossier semble cependant se diriger vers un enterrement de première classe: la demande de permis est recalée par le fonctionnaire technique et le fonctionnaire délégué du SPW. Mais en juillet 2017, coup de théâtre: suite à un recours introduit par Eoly, Carlo Di Antonio (cdH) – alors ministre wallon de l’Environnement et de l’Aménagement du Territoire – casse le refus de l’administration et donne son feu vert au projet.

À partir de ce moment, l’affaire se transforme en petite saga, mêlant niveaux de pouvoir locaux et régionaux. Opposé au projet, Michel Delitte, conseiller communal cdH, tente de jouer la carte des canaux du parti afin de faire changer d’opinion Carlo Di Antonio. «J’ai plutôt tenté de l’influencer en tant que conseiller communal et citoyen», corrige poliment l’élu local. Le résultat est toutefois le même: la position de Di Antonio ne bouge pas d’un iota. «Je suis fâché, renchérit Michel Delitte. J’ai invité Carlo à venir sur place pour qu’il se rende compte de la réalité du terrain, sans succès. Je l’ai aussi revu deux fois par la suite, mais il a tourné autour du pot.» L’épisode n’a cependant pas été sans conséquence. Si à titre personnel Michel Delitte affirme ne pas avoir subi les foudres de son parti – «Ce n’est pas la rue des Deux-Églises qui va me dire quoi faire», explique-t-il –, la liste cdH a tout de même décidé de changer de nom en vue des élections communales. Dorénavant, elle s’appellera «Horizon citoyen». Visiblement, avec toute cette histoire d’éoliennes venue du régional, être estampillé humaniste n’est plus très «bancable» dans le coin…

Crucke, assis entre deux chaises?

Du côté du MR, cela s’agite aussi. De manière discrète tout d’abord. Le 8 novembre 2016, Jean-Luc Crucke interroge Paul Furlan (PS), alors ministre wallon de l’Énergie, lors d’une séance du parlement wallon. La Cour de justice de l’Union européenne vient d’invalider un arrêté wallon datant de 2014 qui fixe les «conditions sectorielles» – bruit, ombres stroboscopiques, etc. – en matière d’installation d’éoliennes. Pourquoi? La Région wallonne n’a pas mené d’étude d’incidence avant d’adopter l’arrêté. Jean-Luc Crucke demande à Paul Furlan s’il est inquiet. Et note: «Cela pourrait avoir un effet sur les éoliennes dans le futur: à la fois sur les permis en cours, qui devraient peut-être être recommencés, mais également cela deviendra peut-être plus difficile pour les passer à l’avenir.»

On le verra, Jean-Luc Crucke fait montre d’un intérêt certain pour le dossier des éoliennes dans son ensemble. Mais se renseigner sur les conditions d’octroi des permis en tant que député alors que l’on s’oppose à l’un d’eux en tant que bourgmestre, cela ne mange pas de pain… «Au parlement wallon, les bancs sont parfois vides, sauf pour les questions aux ministres, éclaire à ce propos Michel L’Hoost, chargé de communication à l’Union des villes et communes de Wallonie, qui travailla aussi au cabinet de Michel Foret (MR), ministre wallon de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire de 1999 à 2004. Les questions qui sont alors posées sont souvent des questions locales déguisées en préoccupations régionales. Il y a un ancrage très local du député..

«Quand il est bourgmestre, Jean-Luc Crucke se range du côté des intérêts communaux. Et quand il est ministre, il devient l’otage de l’exécutif…», Patrice d’Oultremont, «Vent de raison»

C’est d’ailleurs localement que Jean-Luc Crucke et l’ensemble du conseil communal – 14 MR, cinq PS, deux cdH, un Écolo –, à l’exception de Didier Verdoncq, vont frapper le plus fort. Le 17 juillet 2017, ils décident d’introduire un recours en annulation devant le Conseil d’État contre le projet d’Eoly. L’histoire pourrait s’arrêter là. Sauf que quelques jours plus tard, le 28 juillet, Jean-Luc Crucke devient ministre wallon de l’Énergie suite au divorce de la majorité PS-cdH au niveau régional. En coalition avec le cdH et… Carlo Di Antonio, toujours ministre de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire, s’il vous plaît. Dorénavant, les deux hommes géreront le dossier des éoliennes de concert…

Jean-Luc Crucke pourrait-il utiliser sa nouvelle position pour tenter d’influencer Carlo Di Antonio? Sans surprise, lorsqu’on lui pose la question, il la balaie d’un revers de la main. «Je n’ai jamais fait jouer mes relations, affirme-t-il. Nous n’abordons pas de cas particuliers avec Carlo Di Antonio.» Une affirmation confirmée par Michel Delitte. «Jean-Luc Crucke m’a dit qu’il ne pouvait pas intervenir, que ce serait trop facile», témoigne le conseiller communal. Avant de toutefois délivrer une petite anecdote concernant celui qui est aujourd’hui bourgmestre empêché. «Il y a quelques mois, je l’ai interpellé lors d’un conseil communal sur la question des éoliennes et il n’a pas répondu. Il a fait une mimique, mis ses mains devant sa bouche avant de se tourner vers ses échevins.»

Cet incident pourrait témoigner d’une autre réalité: et si Jean-Luc Crucke se trouvait pris dans un conflit de loyauté entre ses électeurs locaux mécontents et sa nouvelle fonction de ministre régional? La question mérite d’être posée. D’autant plus que, depuis qu’il est ministre, Jean-Luc Crucke a mis sur la table ce qu’il appelle la «Pax Eolienica» en compagnie de Carlo Di Antonio. Un ensemble de quinze mesures censées soutenir le développement éolien notamment en apaisant le secteur et en renforçant «l’acceptabilité des riverains et des pouvoirs publics»… Des mesures qui font sursauter «Vent de raison», une asbl prétendant fédérer près de 70.000 citoyens wallons opposés à plus de 80 projets d’éoliennes. «Le mot Pax est grotesque, c’est un mensonge, s’emporte Patrice d’Oultremont, le président de l’asbl. Pour sa Pax, Jean-Luc Crucke a repris le catalogue d’Edora, la Fédération des énergies renouvelables, et il a oublié de s’adresser aux riverains. Nous avons rencontré le cabinet une seule fois, et c’était à notre demande! Quand il est bourgmestre, Jean-Luc Crucke se range du côté des intérêts communaux. Et quand il est ministre, il devient l’otage de l’exécutif…»

Joué d’avance?

Inutile de dire que ces accusations font réagir Jean-Luc Crucke. Un manque de consultation des riverains pour la «Pax Eolienica»? «On connaît leurs positions. Nous avons pris nos responsabilités, il est impossible de contenter tout le monde.» Le fait de se retrouver assis entre deux chaises? «Je suis la preuve vivante de la cohérence vis-à-vis de l’éolien. Je le défends, mais pas à n’importe quel endroit. Le projet d’Eoly a toujours fait l’unanimité contre lui.»

Malgré cet apparent souci de cohérence, la position délicate de Jean-Luc Crucke fait saliver l’opposition en vue des élections communales. Michel Delitte et Didier Verdoncq ne s’en cachent d’ailleurs pas: ils taperont sur le clou d’ici à octobre. «Ce dossier est un contre-exemple du bienfait supposé du cumul des mandats, censé permettre aux élus de garder un ancrage local, de défendre les intérêts de leurs électeurs locaux aux autres niveaux de pouvoir. Ici, c’est l’inverse», accuse Michel Delitte.

«Ce dossier est un contre-exemple du bienfait supposé du cumul des mandats, censé permettre aux élus […] de défendre les intérêts de leurs électeurs locaux aux autres niveaux de pouvoir», Michel Delitte, conseiller communal cdH

Du côté des habitants, on est plus prudent, même si le défaitisme pointe parfois le bout de son nez. «Depuis que Jean-Luc est ministre, je ne lui parle plus du dossier, je ne veux pas le mettre mal à l’aise. J’espère juste qu’il n’y aura pas d’arrangements entre ministres», explique Franck Goddefroy. Laurence Ottevaere, dont la ferme rénovée devrait être située à 403 mètres d’une des éoliennes, se sent quant à elle toute petite: «Beaucoup de gens ont baissé les bras, on n’y croit plus. Ce dossier me donne l’impression que le politique n’est rien, que l’économique est tout, et que tout est joué d’avance…»

En attendant, les éoliennes ne sont toujours pas visibles depuis la terrasse de la jeune femme. La commune a introduit un autre recours, en suspension celui-là, histoire d’empêcher Eoly d’entamer les travaux. L’avis du Conseil d’État pour le recours en annulation devrait quant à lui tomber avant la fin de l’année. Mais le fantôme des mâts hauts de 150 mètres risque bien de hanter la vie politique et citoyenne de Frasnes-lez-Anvaing pendant encore longtemps…

En savoir plus

Alter Échos n° 429-430, «Des enfants dans le vent», Rafal Naczyk, 11 octobre 2016

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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