«Comme tous les considérants et demandes ont été rejetés, il n’y aura pas de votes nominatifs. Je vous remercie.» C’est dans ces termes lapidaires que le président de la commission Santé et Égalité des chances de la Chambre, Robert d’Amico (PTB), était contraint d’enterrer en mars dernier la première résolution demandant l’accès au contrat secret fixant le prix du Kaftrio, un médicament révolutionnaire contre la mucoviscidose.
Portée par la députée PTB Sofie Merckx, la proposition s’appuyait sur une loi belge d’avril 2020, permettant à la Cour des comptes de scruter les conventions secrètes sur demande du Parlement. Mais sans l’appui de la majorité Vivaldi – rassemblant libéraux, chrétiens-démocrates, socialistes et écologistes –, le texte a été rejeté en bloc. Ironie du sort, socialistes et écologistes soutiennent pourtant l’esprit de la résolution. Mais «quand on est dans la majorité, on suit la ligne et on ne vote pas les textes de l’opposition», reconnaît un parlementaire.
Pourtant, les enjeux sociaux et économiques sont considérables et devraient dépasser les calculs politiciens, tant le rapport de force est déséquilibré et en faveur de l’industrie pharmaceutique. Cette dernière dispose d’un quasi-monopole accordé par les brevets et peut dicter ses prix aux autorités publiques, en usant au maximum des conventions confidentielles avec les autorités publiques (conventions dites «article 111», anciennement 81), loin du contrôle démocratique, et notamment du Parlement.
Comment cela fonctionne-t-il? Le labo accepte de faire des remises, allant parfois jusqu’à 60%, à la condition que le prix réel reste confidentiel. L’Inami, l’assurance-maladie nationale, paie alors le «prix facial», le prix officiel du médicament, dans un premier temps. Puis, l’industrie reverse aux autorités publiques le montant agréé dans le cadre des négociations. Mais en réalité, c’est un gain en trompe-l’œil. «C’est comme le Black Friday: on présente un prix de départ totalement excessif, et on vous offre une ristourne de 50% dessus», ironise Sofie Merckx. Sa résolution de mars visait justement à lever le voile sur une convention conclue en 2022 entre le gouvernement belge et Vertex Pharmaceuticals, fabricant du Kaftrio.
«C’est comme le Black Friday: on présente un prix de départ totalement excessif, et on vous offre une ristourne de 50% dessus.»
Sofie Merckx, députée PTB
Son prix réel reste inconnu. En seulement quatre mois, le Kaftrio a coûté 33,2 millions d’euros à l’Inami, 100 millions d’euros en 2023 par extrapolation, et ce pour 800 patients potentiels. Mais ce montant ne dit rien sur les remises négociées avec Vertex. Des indices toutefois. En 2022, le chiffre d’affaires de Vertex en Belgique était de 41,5 millions d’euros. La même année, l’Inami payait 89,1 millions d’euros pour l’ensemble des médicaments du laboratoire (Kalydeco, Orkambi, Symkevi et Kaftrio). La différence de près de 48 millions d’euros provient des remises négociées à huis clos avec le gouvernement fédéral faites a posteriori, soit une ristourne moyenne de 53,4%, selon nos estimations.
Une exception devenue la norme
Ces conventions confidentielles permettent aux labos de garder la haute main sur les négociations avec les autorités publiques, qui mènent les pourparlers à l’aveugle, sans connaître les tarifs négociés dans les autres pays. Résultat: des écarts énormes entre pays. Sans surprise, les grandes puissances économiques s’en sortent mieux. En 2021, la France payait «seulement» 71.000 euros par patient et par an là où Chypre devait débourser une somme de près de 200.000 euros. Dans tous les cas, les profits générés sont colossaux: une étude britannique a estimé le coût de production du médicament à 5.700 dollars par an.
Ces disparités de prix découlent directement de la stratégie commerciale bien rodée de l’industrie pharmaceutique, explique Peter Van Craenenbroeck, directeur adjoint de Muco.be, l’association des patients atteints de mucoviscidose. «D’abord, elles vont voir un grand pays, comme l’Allemagne, et obtiennent un accord avec un volume de vente garanti, et puis elles prennent le temps avec les autres petits pays, en adoptant une position plus dure.»
Anne Hendrickx, conseillère chez Solidaris et membre de la commission de remboursement des médicaments de l’Inami, a assisté à la signature de la première convention confidentielle dans les années 2010 quand elle était au cabinet de la ministre de la Santé, Laurette Onkelinx. «C’était un médicament orphelin développé par un très gros employeur belge dans l’industrie pharmaceutique. On nous proposait soit le prix public, soit une ristourne de 40%. On nous présentait ça comme une fleur qu’on nous faisait. En bon gestionnaire, c’était une offre difficile à refuser. D’autant plus qu’à l’époque, on pensait que ça allait rester exceptionnel.» Mais cette exception est devenue la norme. Sous le vice-Premier ministre, le socialiste Franck Vandenbroucke, 121 contrats ont été signés en 1.186 jours, soit un tous les dix jours, selon une réponse du cabinet ministériel faite à une question parlementaire du PTB.
«C’était un médicament orphelin développé par un très gros employeur belge dans l’industrie pharmaceutique. On nous proposait soit le prix public, soit une ristourne de 40%. On nous présentait ça comme une fleur qu’on nous faisait. En bon gestionnaire, c’était une offre difficile à refuser. D’autant plus qu’à l’époque, on pensait que ça allait rester exceptionnel.»
Anne Hendrickx, conseillère chez Solidaris et membre de la commission de remboursement des médicaments de l’Inami.
Pendant ce temps, le budget de la Sécurité sociale s’enfonce dans un gouffre vertigineux. Chaque année, plus de 6 milliards d’euros sont consacrés au remboursement des médicaments, soit 16% du budget total des soins de santé, selon l’Inami. «En 2025, on s’attend à récupérer 2 milliards d’euros de ristournes!», confie Anne Hendrickx. La Belgique prévoit de dépenser environ 8 milliards d’euros pour les médicaments en 2025. Mais impossible de savoir quels médicaments en bénéficient et à quel taux. C’est un «énorme problème» de transparence et de gestion, analyse l’experte.
Un nouveau modèle de calcul «plus juste»
Alors que faire? En septembre dernier, le PS, Écolo et le PTB ont présenté trois textes séparés dont l’objectif reste le même: instaurer le modèle dit du «prix juste» développé par l’Association internationale de la mutualité (AIM) en collaboration avec Solidaris.
Ce calculateur en ligne intègre les coûts réels de recherche, de production et de diffusion pour estimer le juste prix. «Nous prévoyons un profit de base de 8%. Nous savons bien que nous vivons dans un monde industriel, où il faut des niveaux de rentabilité suffisants, surtout en bourse. À cela donc, nous ajoutons un bonus à l’innovation, allant de 5 à 40% sur l’ensemble des coûts. Ainsi, le profit peut atteindre près de 50% pour un médicament très performant», détaille Anne Hendrickx. Même ainsi, le prix reste dix fois inférieur à ceux actuels. Selon elle, ce système pourrait réduire les prix de 75%.
Mais les chances que cette proposition soit adoptée en l’état sont minces. «On ne va pas se mentir, le contexte politique en Belgique est loin d’être favorable, et on se dirige probablement vers un gouvernement très à droite», se désole Sofie Merckx. Contacté par Investigate Europe, le MR confirme son opposition. «C’est un non-sens économique qui récompense un comportement inefficace», nous répond dans un mail le parti libéral francophone.
En septembre dernier, le PS, Écolo et le PTB ont présenté trois textes séparés dont l’objectif reste le même: instaurer le modèle dit du «prix juste» développé par l’Association internationale de la mutualité (AIM) en collaboration avec Solidaris.
À leurs yeux, le principe selon lequel le prix d’un médicament devrait couvrir les coûts de recherche et de développement est trompeur. En réalité, les revenus servent aussi à financer des projets de recherche futurs. Pour les libéraux, fixer le prix en fonction des coûts encourus favorise des dépenses inefficaces plutôt que l’innovation. Au contraire, un prix basé sur la valeur ajoutée favoriserait l’innovation où les besoins médicaux sont les plus importants, car le prix résulte de l’équilibre entre l’offre et la demande, et non des coûts de production. «La logique voudrait qu’ils soient en faveur de la proposition, car ça permettrait de faire des économies», s’étonne Sarah Schlitz, parlementaire Écolo.
Ce modèle a déjà été pourtant utilisé une fois par les Pays-Bas. «En Hollande, l’organisation Medicine for Society a utilisé le modèle dans un article scientifique, qui a permis au ministre de la Santé de refuser le prix d’un médicament, le Namuscla», explique Anne Hendrickx. L’experte peaufine actuellement son projet dans le cadre d’un financement par le programme de recherche européen Horizon Europe. Nommé Ascertain, le nouveau calculateur devrait voir le jour d’ici à la fin novembre 2026.
L’Europe, la solution
Certains jugent ce projet difficile à appliquer, comme Peter Van Craenenbroeck, qui souligne l’impact sur le modèle économique et le libre marché. «Pourquoi ne pas négocier les prix au niveau européen? , propose-t-il. Aujourd’hui, chaque pays négocie individuellement avec le fabricant. La Belgique, avec ses 1 400 patients atteints de mucoviscidose, est un petit marché. À l’échelle européenne, avec 55.000 patients, les discussions auraient un tout autre poids.»
Ces dernières années, des initiatives timides de négociation collective ont émergé, mais avec peu de résultats. Beneluxa, lancée en 2015, réunit la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, ainsi que l’Autriche et l’Irlande. «L’expérience avec Beneluxa a été malheureusement décevante pour Orkambi (l’un des médicaments de Vertex, NDLR). La Belgique et les Pays-Bas ont commencé à négocier ensemble, puis, finalement, ça n’a pas abouti. Et les deux pays ont négocié séparément», explique, amer, Van Craenenbroeck.
En près de dix ans d’existence, cette alliance n’a réussi à négocier que quatre médicaments. Quatre succès qui masquent mal les nombreux échecs et abandons. Souvent, les capitales se replient sur leur pré-carré et les négociations bilatérales, incapables de surmonter les divergences nationales, assurant par là même de belles années en perspective à l’industrie pharmaceutique.
CETTE ENQUÊTE S’INSCRIT DANS LE CADRE DU PROJET « DEADLY PRICES » D’INVESTIGATE EUROPE