Alter Échos: Qu’est-ce qui, dans vos pratiques et dans votre secteur, vous lie à la fois aux questions sociales et aux publics LGBTQIA+?
Anna Devroye: Prisme fédère 26 associations LGBTQIA+, dont les sept Maisons Arc-en-Ciel (MAC) wallonnes. L’une des missions principales des MAC est de proposer une aide sociale, psychologique et juridique aux personnes LGBTQIA+. Les questions sociales sont donc au cœur de nos actions! Mais les associations communautaires ne peuvent pas assurer le travail de tout le secteur social, d’autant que nos moyens financiers sont très limités.
Myriam Monheim: Depuis 2003, le centre de planning familial Plan F a décidé de se rendre beaucoup plus accessible aux femmes lesbiennes et bisexuelles, puis à un plus large public LGBTQIA+. Lors de mes entretiens psys, si je me rends compte de difficultés qui relèvent de problèmes sociaux administratifs ou juridiques, je propose d’aller voir mes collègues assistantes sociales. Et en tant qu’ancienne travailleuse sociale, je suis moi-même très sensible à l’aspect social des parcours. J’ai vu sur le terrain combien c’était compliqué pour certains publics d’avoir accès aux services sociaux et aux droits les plus basiques, notamment à cause de travailleurs sociaux en face qui ne comprennent pas ce qui se passe, sont mal à l’aise ou jugent.
Mélanie Gerrebos: Le service social de Tels Quels travaille sur ce qui pose problèmes dans le parcours de vie de la personne, que ce soit des questions sur l’identité de genre ou l’orientation sexuelle, des demandes sociales ou juridiques… L’aspect social et la précarité des publics LGBTQIA+, on y réfléchit forcément, parce que c’est très présent dans nos pratiques de terrain et parce que ces publics se situent à la croisée de plusieurs discriminations. On est là pour les écouter sans juger, pour les aider dans leurs démarches et, si nécessaire, les diriger vers d’autres services efficients.
AÉ: De votre point de vue, est-ce que les lignes bougent en matière d’accueil LGBTQIA+ dans le secteur social-santé?
MM: J’ai 50 ans et je peux dire que depuis mes débuts, ça a bougé! Cependant, il y a encore un manque de prise en charge adaptée des personnes LGBTQIA+ dans les structures généralistes, sociales y comprises. Il y a encore des réticences, parce que certaines personnes restent vieillottes dans leur manière de penser ou ont peur de mal faire. Le secteur a aussi le sentiment que les personnes LGBTQIA+ ne fréquentent pas leur service alors que «tout le monde y est le bienvenu». Pourtant, il y a forcément des personnes LBGTQIA+ dans les services sociaux, la question qui se pose est surtout pourquoi les travailleurs sociaux ne les voient pas! Statistiquement, les personnes LGBTQIA+ sont là et statistiquement, les parcours de vie de ces personnes les vulnérabilisent davantage que si elles étaient hétérosexuelles et/ou cisgenre. Elles sont plus susceptibles de se retrouver dans les centres de santé mentale et les services sociaux. Donc c’est très embêtant qu’elles y soient invisibles.
J’ai 50 ans et je peux dire que depuis mes débuts, ça a bougé! Cependant, il y a encore un manque de prise en charge adaptée des personnes LGBTQIA+ dans les structures généralistes, sociales y comprises. Il y a encore des réticences, parce que certaines personnes restent vieillottes dans leur manière de penser ou ont peur de mal faire.
MG: De plus en plus de centres de planning familial, PMS et maisons médicales se questionnent et se forment pour proposer un accueil aux personnes LGBTQIA+. Par contre, je ne suis pas certaine que ce soit parmi les priorités de certains services sociaux, comme les CPAS. Suite à la crise sanitaire et avec la crise énergétique, le champ social-santé est acculé…
AÉ: Ce qui coince, c’est le manque de formation des équipes psycho-médico-sociales?
MM: Les questions LGBTQIA+ ne sont pas abordées dans les formations de base des intervenant(e)s psycho-médico-sociaux. Heureusement, de plus en plus de jeunes en formation viennent titiller le corps enseignant avec des sujets de mémoire ou de stage tournés vers ces questions. Les spécificités des publics LGBTQIA+ manquent aussi dans la formation continue des équipes. Pourtant, les associations communautaires se sont professionnalisées et se sont mises à former les professionnel(le)s généralistes. Et aujourd’hui, certaines fédérations du secteur psycho-médico-social organisent des formations, avec l’appui de structures LGBTQIA+. Ce qui manque également, ce sont des espaces communs d’échange de pratiques. Donc, des lieux pour se questionner et réfléchir ensemble, entre personnes de différents métiers et porteuses de pratiques (et pas des personnes qui en sont encore à se demander quelle est la différence entre sexe, genre et orientation sexuelle!). Il y a une expertise dont il faut se nourrir, s’enrichir, ailleurs que dans nos maisons médicales et nos centres de planning familial. Et ce sont les personnes concernées qui détiennent cette expertise.
AD: La formation et l’échange de pratiques sur base de l’expertise du vécu, c’est essentiel. Pour les personnes trans et intersexes, par exemple, il y a une peur et une fatigue de rencontrer des professionnel(le)s qui ne connaissent pas du tout la thématique et à qui il va falloir expliquer ce que sont la transidentité et l’intersexuation.
AÉ: Outre des équipes formées, quels seraient les ingrédients actifs pour que le secteur propose un accueil adapté aux personnes LGBTQIA+?
AD: Il faut le dire explicitement: «Ici, les femmes homo et bisexuelles sont les bienvenues», ou «Ici, les personnes trans et intersexes sont les bienvenues». Une affiche dans une salle d’attente donne déjà une indication très claire et très positive. Ça peut couler de source pour pas mal de personnes, mais pour les personnes concernées, ça reste très compliqué de pousser la porte. En tant que personne trans, si un service se dit inclusif à l’égard des personnes LGBTQIA+, je vais beaucoup plus facilement y aller.
La formation et l’échange de pratiques sur base de l’expertise du vécu, c’est essentiel. Pour les personnes trans et intersexes, par exemple, il y a une peur et une fatigue de rencontrer des professionnel(le)s qui ne connaissent pas du tout la thématique et à qui il va falloir expliquer ce que sont la transidentité et l’intersexuation.
MM: L’idéal serait que les professionnel(le)s rendent visible leur intérêt, leur préoccupation pour les minorités sexuelles, de genre, raciale. Visibiliser dans ses lieux, sur ses murs, mais aussi nommer dans ses écrits, ses brochures, ses statuts, sur son site internet, l’expliciter dans ses offres d’emploi… Pour ne pas rater le coche en termes de rencontre avec le ou la bénéficiaire, il faut que le public entende, voie, lise qu’il est le bienvenu. Ça ne suffit pas de le penser très fort dans sa tête en tant que professionnel(le) ou de mettre un seul drapeau arc-en-ciel à l’entrée. Visibiliser et écrire permet aussi de laisser une trace, ça pérennise. Par ailleurs, dans les équipes, si les personnes concernées sont celles qui détiennent l’expertise, ça ne veut pas dire pour autant qu’il faut être soi-même LGTBQIA+ pour s’engager et s’investir. Il faut surtout être touché par le sujet.
AD: Oui, je suis d’accord. D’autant que ça peut être extrêmement lourd pour les personnes concernées de toujours devoir amener et porter ces thématiques-là dans les structures. J’ajouterais que l’aide psychologique, sociale et juridique est essentielle, mais que, par ailleurs, le lien social l’est tout autant pour des personnes LGBTQIA+ précarisées qui sont très isolées. Il s’agit donc de favoriser des espaces safe de rencontre et de contacts sociaux pour ces publics. Et de penser, aussi, l’accessibilité géographique des espaces et services. Habiter dans le fin fond du Luxembourg sans voiture, ce n’est pas la même réalité que de vivre à Bruxelles, en termes d’accès aux services.
MG: Ça fait par exemple beaucoup de bien aux personnes LGBTQIA+ en centres d’asile de venir à des activités organisées par des structures LGBTQIA+, mais c’est difficile pour elles d’obtenir un ticket de train. Elles ont le droit d’avoir de l’argent pour aller voir leur médecin ou leur psychologue, mais pas pour participer à des activités considérées comme récréatives ou ludiques. Pourtant, ces activités permettent de créer du lien et de briser la solitude.
AÉ: La priorité aujourd’hui: des structures LGBTQIA+ intégrant davantage les questions sociales ou un secteur social-santé «LGBTQIA+ friendly»?
MM: Il faut que les deux se passent! Que les structures généralistes effectuent un travail de fond sur leurs valeurs et se forment, oui. Mais par ailleurs, il y a aura toujours quelque chose de plus fort et de plus dense du côté des structures communautaires. Ce sont elles qui vont continuer à venir titiller les non spécialistes en face. Pour moi, il faut une diversité des offres et une diversité au sein des équipes.
AD: Il est nécessaire que les structures LGBTQIA+ continuent à développer une expertise au niveau social car certaines personnes ne veulent se rendre que dans ces structures-là. Mais ces associations ne peuvent assurer seules le travail social, donc il faut que les structures généralistes réalisent qu’il y a un public LGBTQIA+ avec ses spécificités et s’y forment. Plus on va avoir des services, généralistes ou pas, qui connaissent les thématiques, mieux ce sera pour le public qui pourra aller là où il se sent le plus à l’aise.
MG: C’est au secteur social à s’adapter au public LGBTQIA+, mais je pense aussi qu’il faut garder la présence et les spécificités des associations communautaires. Il y a également des initiatives comme la Maison Arc-en-Ciel de la Santé (MACS) qui s’installera bientôt aux Grands Carmes à Bruxelles. Ce projet est une réelle évolution des droits LGBTQIA+. Ça va créer beaucoup de synergies. Mais pour certaines personnes, ça reste très compliqué d’aller dans une maison médicale estampillée LGBTQIA+, du fait de leur origine par exemple, ou parce que ce n’est pas la porte à côté. D’où l’importance que les maisons médicales généralistes développent l’accueil LGBTQIA+.
Il est nécessaire que les structures LGBTQIA+ continuent à développer une expertise au niveau social car certaines personnes ne veulent se rendre que dans ces structures-là. Mais ces associations ne peuvent assurer seules le travail social, donc il faut que les structures généralistes réalisent qu’il y a un public LGBTQIA+ avec ses spécificités et s’y forment.
MM: Il ne faudrait pas qu’avec l’arrivée de la MACS, les structures généralistes se disent «On n’a plus à se casser la tête, on n’a qu’à les envoyer à MACS». Non seulement, cette structure ne pourra prendre tout le monde. Et en plus, il y a plein de personnes LGBTQIA+ qui ne veulent pas ou ne peuvent pas aller dans une structure ouvertement pour les minorités. Un des succès chez nous, au Plan F, c’est que les personnes viennent ici et «on ne sait pas». Elles peuvent choisir de montrer ce qu’elles sont ou pas.