C’était il y a un peu plus d’an, le 20 août 2019: Ayoub Bouda perdait son frère Mehdi, fauché par une voiture de police dans le centre de Bruxelles. Et cela fait un peu plus d’un an qu’Ayoub et sa famille attendent la vérité sur les circonstances de son décès. Un an aussi qu’ils dénoncent la manière dont ils ont été informés de la nouvelle et traités par les autorités: «S’il ne s’était pas appelé Mehdi, nous aurions été avertis directement de son décès, et pas onze heures après. Nous aurions été encadrés lors de cette annonce; or ma mère a été laissée toute seule. Depuis, nous n’avons reçu aucune explication. Pour nous, c’est la double peine. C’est très violent, car on essaye de marginaliser les victimes de la police.»
Pour se faire entendre, Ayoub et sa famille créent le collectif «Justice pour Mehdi». «Nous avons reçu le soutien de personnes racisées, de LGBT, de sans-papiers et de toute une série de personnes conscientes de l’existence de ce phénomène des violences policières», raconte Ayoub. Pourtant, il y a trois mois, alors que se prépare la manifestation «Black Lives Matter» qui aura lieu le 7 juin en guise de protestation suite au décès de George Floyd aux États-Unis (Lire aussi «Change, l’association qui veut bousculer l’antiracisme» dans ce dossier), le collectif «Justice pour Mehdi» apprend qu’il n’est pas le bienvenu. La mobilisation, initialement pensée par l’asbl Change pour faire entendre la cause des personnes noires, «n’était pas très inclusive, commente Ayoub. On ne correspondait pas au faciès…»
L’affaire tourne à l’incident et les associations partenaires tentent de rattraper le coup en se montrant plus inclusives, mais l’impression d’une concurrence des luttes subsiste. La famille Bouda reste en retrait de l’événement pour éviter les tensions communautaires et ne pas accorder trop d’attention à la polémique. «Notre combat, il est pour mon frère.»
«La manifestation Black Lives Matter, le 7 juin, n’était pas très inclusive. On ne correspondait pas au faciès.» Ayoub Bouda, fondateur du collectif «Justice pour Mehdi», du nom de son frère, fauché par une voiture de police
Des «concurrences victimaires» émergent quand une communauté se sent moins reconnue dans les discriminations qui la touchent, impression qui peut être accentuée par le traitement médiatique qui en est fait, explique Esther Kouablan, directrice du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX). La place acquise dans la société belge entre en ligne de compte. Les groupes en provenance du Maghreb, au poids démographique non négligeable, sont devenus une force de proposition, avec l’apparition de leaders politiques qui ont «poursuivi les combats de leurs papas, notamment dans les syndicats, décrypte Marco Martiniello, directeur du Centre d’études de l’ethnicité (ULg). La population d’afro-descendants est restée en dehors de ces débats.»
Luttes spécifiques vs globales
Et si les combats contre les discriminations devraient a priori être fédérateurs, d’autres luttes, plus spécifiques, touchent à des questions de reconnaissance et sont menées de manière plus morcelée. À savoir ce souhait «d’occuper une place avec sa dignité, avec le droit d’apporter son propre bagage, sa propre histoire, sa propre fierté, qui ne se réduisent pas à l’adoration de la Révolution française», décrit Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue Politique.
Parmi ces luttes, la pensée décoloniale pour laquelle des rapports de pouvoir subsistent aujourd’hui entre héritiers des anciennes métropoles et des anciennes colonies, et qui prend corps dans les débats autour du déboulonnage des statues de personnages historiques liés à la colonisation ou de la restitution de pièces d’époque coloniale du musée de Tervuren. Des revendications identitaires pour lesquelles «je sens un large accord de principe dans la société, sauf peut-être chez les derniers nostalgiques de la colonisation, qui ne sont plus très nombreux», commente Henri Goldman. Contrairement à celle, côté arabo-musulman, qui se joue autour du foulard. «Cette espèce de fixation sur le foulard, analyse-t-il, avec l’importation du côté francophone du logiciel français, est vraiment extravagante. On y voit du politique ou du religieux alors que, pour ces femmes, il s’agit d’abord d’un enjeu de reconnaissance, la manifestation d’une fierté qui les relie à leur histoire et aux femmes de leur famille.»
C’est au sein de ces débats que resurgissent des tensions historiques entre communautés originaires du même continent, voire d’un même pays. Exemple? L’esclavage des Noirs au Maghreb, qui explique que, aujourd’hui encore, «les mariages en Belgique entre personnes noires et maghrébines restent très compliqués», selon Mireille-Tsheusi Robert (asbl Bamko). Pour la militante antiraciste, un travail de dialogue doit être fait autour de ce contentieux, car les Arabes sont toujours perçus dans l’imaginaire «comme une civilisation importante capable de faire concurrence aux Occidentaux tandis que les Noirs ont été construits comme inférieurs ‘par nature’». (Le Soir, 5/6/2020.)
«La plupart des associations antiracistes sont subsidiées par l’État, par le pouvoir, et donc par le système que l’on combat. Ce sont des antiracistes professionnels.» Mouhad Reghif, collectif Bruxelles Panthères
Une vision que réfute Mouhad Reghif, porte-parole de Bruxelles Panthères, un collectif radical qui se revendique de la pensée décoloniale et de l’héritage de Malcolm X. L’esclavagisme des Noirs par les Arabes ne repose pas sur une structure de domination basée sur une couleur de peau, explique-t-il: «À cette époque, Blancs comme Noirs pouvaient être esclaves. C’est l’esclavagisme des Noirs par les Blancs qui a créé une hiérarchie sur la base de l’apparence, car ‘noir’ et ‘esclave’ sont devenus des synonymes.»
Le collectif Bruxelles Panthères, né en 2013 et porté par un groupe d’hommes belges d’origine marocaine, se définit comme luttant «contre toutes les formes de domination impériale et coloniale, sioniste y comprise, qui fondent et perpétuent la suprématie blanche à l’échelle internationale». Et s’il lui a été reproché, alors qu’il préparait une action de sensibilisation visant le «Sauvage» d’Ath, «d’être une bande d’Arabes qui parlent au nom des Noirs», l’association revendique le caractère global de sa lutte contre une domination structurelle, qui se manifeste dans tous les domaines de la vie – école, emploi, logement… – et qui est subie tant par les arabo-musulmans, les Noirs, les Roms que les sans-papiers. Alors, pour Mouhad Reghif, si des points de divergence existent entre collectifs antiracistes, ils se situent plutôt dans leurs modèles organisationnels et de financement: «La plupart des associations antiracistes sont subsidiées par l’État, par le pouvoir, et donc par le système que l’on combat. Ce sont des antiracistes professionnels. Ils ne sont pas aussi libres que nous», défend-il.
Vers des lieux de représentation?
La concurrence des luttes est porteuse de danger. C’est déjà la crainte de Marco Martiniello quand il écrit en 2008 l’article «Surmonter les concurrences victimaires» dans un numéro de la revue Politique consacré à l’antiracisme. Aujourd’hui, ce danger persiste, regrette-t-il. Notamment parce que le mouvement décolonial, s’appuyant sur l’importation des catégories d’analyses nord-américaines, revendique parfois «un monopole de la racisation»: «Je suis évidemment choqué depuis des décennies sur la manière dont les Noirs sont traités aux États-Unis. Mais la situation est à bien des égards encore beaucoup plus grave aux États-Unis qu’en Belgique et en Europe occidentale. Et ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’épisode George Floyd donne lieu à une telle mobilisation alors que des centaines voire des milliers d’Africains meurent en Méditerranée dans une indifférence quasi généralisée? Dans le même ordre d’idées, on n’a pas beaucoup entendu les décoloniaux sur ce qui s’est passé à Blankenberge. Or, est-ce qu’on n’est pas en train de faire du racial profiling? Qui pourra encore aller à la mer? En tout cas, pas les ‘basanés francophones bruxellois’…»
«Pourquoi n’existe-t-il pas en Région bruxelloise un forum des minorités, une institution d’avis des descendants de migrants?» Alexandre Ansay, directeur du Centre bruxellois d’action interculturelle
Le paysage est fragmenté et certains le déplorent. D’autres y voient les prémices d’un renouvellement. «Ce sont des luttes parfois radicales, qui bousculent, qui déstabilisent. Il faut leur laisser des espaces – en ce compris pour qu’ils puissent se retrouver entre eux. Cette fragmentation n’est pas forcément négative si elle peut permettre une réarticulation, une reconfiguration», soutient Alexandre Ansay, directeur du Centre bruxellois d’action interculturelle (CBAI). Et d’ajouter qu’il revient aux pouvoirs publics de ne pas attiser ces concurrences par des politiques et des modes de subsidiation défavorables à certaines communautés. «Il existe un soupçon selon lequel certaines associations seraient lésées par rapport à d’autres. Il faut réfléchir à la manière dont on met en place les appels à projets, et permettre à des opérateurs moins outillés d’introduire des demandes de subsides.» Pour Alexandre Ansay, ces jeux de concurrence reposent aussi sur un déficit de représentation. «Pourquoi n’existe-t-il pas en région bruxelloise un forum des minorités, une institution d’avis des descendants de migrants? Ce serait un geste symbolique fort que d’écouter ces voix. Il y a énormément de collectifs sans forme juridique associative, on ne les invite pas, on ne les écoute pas. Et quand on les invite, on les considère comme illégitimes.»
Alors qu’il vient de célébrer l’anniversaire du décès de son frère, Ayoub Bouda opte, lui, pour la posture du rassemblement. Il ne se définit pas comme un militant, pourtant il sait que le combat est large et dépasse la question raciste et communautaire. «J’ai constaté que les violences policières étaient un problème très vaste. Elles touchent les personnes racisées, mais aussi en fonction de leur statut administratif, leur orientation sexuelle, leurs opinions politiques. Je n’avais pas conscience de ça, mais il y a toute une série de personnes qui ne sont pas en sécurité avec un policier. Il ne faut pas hiérarchiser les souffrances. Il faut un vrai dialogue entre les personnes qui subissent ces violences, mais aussi avec la police.»