Fin mai 2020. Devant l’Élevage de Limal, une file s’étend jusqu’à la rue. Je m’y glisse, étonnée. Je suis venue acheter deux poules. Je n’ai jamais vu autant de monde sortir en emportant poules, coqs et poussins dans de grandes caisses en carton.
Si mes poules ont été confinées autant que moi pendant l’épidémie, ce n’était pas le cas des renards, et l’un d’eux a réussi – une fois de plus – à faire un massacre, profitant des quelques heures de vagabondage dans le jardin que j’avais, par empathie, offertes à mes deux petites rousses. La liberté et la mort. À l’Élevage de Limal, il faut généralement entrer dans la cour et appeler un membre de cette entreprise familiale. Mais cette fois, c’est un tout autre public qui se presse. «Des Bruxellois», résume, goguenarde, la patronne des lieux. Des Bruxellois, en effet, qui surfaient alors sur la vague «retour à la nature» post-Covid et rêvaient d’avoir des œufs bio et des petits poussins pour les enfants. C’est tellement mignon.
Il y a 40 ou 50 ans, avoir quelques poules chez soi était courant dans les régions rurales. C’est rare aujourd’hui. Les jardins sont devenus des pelouses où le sifflement des tondeuses-robots a remplacé le chant du coq, réveil trop matinal pour les nouveaux ruraux. Le confinement a changé la donne. En Belgique comme en France ou en Allemagne, les éleveurs de volaille ont vu leurs ventes doubler, voire tripler dans les mois qui ont suivi celui-ci. Les acheteurs étaient dans leur toute grande majorité des novices. «C’était un peu pénible, parfois, nous confiait un éleveur namurois. Des gens me téléphonaient pour savoir si c’était normal que leur poule n’avait pas pondu le lendemain.» Des éleveurs qui, même s’ils étaient ravis par l’explosion des ventes, s’interrogeaient aussi sur l’avenir de cette poulomania et craignaient déjà des abandons «quand les gens se rendent compte de ce qu’impliquent d’avoir et surtout de garder des poules». De fait, dans les semaines qui ont suivi, les éleveurs ont vu revenir pas mal de clients dont les poules avaient été emportées par les renards toujours plus nombreux et de moins en mois farouches. «Certains sont revenus deux fois, trois fois puis ont abandonné», explique Didier Denis, propriétaire de l’Élevage de Limal.
Il y a 40 ou 50 ans, avoir quelques poules chez soi était courant dans les régions rurales. C’est rare aujourd’hui. Les jardins sont devenus des pelouses où le sifflement des tondeuses-robots a remplacé le chant du coq, réveil trop matinal pour les nouveaux ruraux.
La crainte des abandons était justifiée. Depuis quelques années, la Ville de Mouscron a organisé plusieurs opérations «sauve qui poule» qui visent à récupérer les poules, les coqs et les poussins qui se baladent partout dans la ville. «Certaines personnes n’arrivent plus à gérer, reconnaît le responsable de la cellule Environnement, et jettent poules et coqs dans les parcs publics.» En mai 2023, «il y en avait partout. On a réussi à capturer – difficilement – 6 poules et 18 coqs qu’on a pu placer dans des refuges». Les coqs sont victimes d’une discrimination de genre. Ils ne sont pas nécessaires pour avoir des œufs, ils chantent tôt, se battent entre eux, bref personne n’en veut.
Les mangeuses de vieux légumes
Les poules, par contre, n’ont pas dit leur dernier caquètement. À l’angoisse post-Covid ont succédé les nouvelles exigences en matière de tri des déchets. À Bruxelles comme en Wallonie, il faut désormais traiter séparément les déchets organiques, ce qui dans les zones urbaines n’a rien d’évident. Depuis deux, trois ans, plusieurs communes encouragent leurs habitants à adopter des poules. «Deux poules peuvent manger jusqu’à 150 kilos de déchets organiques par an», rappelle Bruxelles-Environnement. À Mouscron, depuis 2019, la Ville offre tous les ans deux poules aux habitants qui le souhaitent. Les autres villes wallonnes ont progressivement suivi et le succès est au rendez-vous. En septembre 2023, Perwez a distribué en une journée 540 poules venues de l’Élevage de Limal et cela n’a pas suffi pour répondre à la demande.
À Bruxelles comme en Wallonie, il faut désormais traiter séparément les déchets organiques, ce qui dans les zones urbaines n’a rien d’évident. Depuis deux, trois ans, plusieurs communes encouragent leurs habitants à adopter des poules.
À Perwez comme à Mouscron ou à Genappe, c’est la prévention des déchets qui est la préoccupation principale des autorités communales. La plupart des communes sont cependant attentives à ne pas distribuer des poules comme une marchandise parmi d’autres. Il faut souvent s’engager à adopter les poules pendant deux ans au moins, faire la preuve qu’on leur a prévu un enclos suffisamment grand et sécurisé. À Genappe, on signe une charte dans laquelle on accepte un éventuel contrôle des lieux. D’autres communes vont plus loin encore dans la prise en considération du bien-être animal en s’engageant dans le sauvetage des «poules de réforme». Petite explication pour les nuls en aviculture: une poule pond en moyenne un œuf par jour. Mais à 18 mois la ponte n’est plus aussi régulière. Dans les élevages industriels, c’est alors l’heure de la retraite même si la poule peut encore vivre pendant des années. Une mise à la pension radicale. On parle pudiquement de «vide sanitaire».
Adopter les «vieilles» poules
La Ville de Namur s’est fortement engagée dans ce domaine. «On voulait allier deux actions, explique Marie Guilite, conseillère en bien-être animal. Réduire les déchets et sauver des poules en donnant une chance à celles qui allaient être abattues.» Deux distributions de poules de réforme ont eu lieu en 2023 et 2024, mais à un nombre limité d’habitants. «Nous ne voulions pas donner ces poules à n’importe qui. Nous avons étudié sérieusement chaque demande. Tous les candidats ont reçu une formation donnée par un vétérinaire et le Refuge avec lequel la Ville travaille. Avec un gros chapitre consacré à l’importance d’une installation solide et sécurisée. Nous avons pu sauver 100 poules que nous avons confiées à une dizaine de personnes qui nous donnent régulièrement des nouvelles, car inutile de préciser que, compte tenu des conditions de promiscuité dans lesquelles elles se trouvaient, ces poules n’étaient pas dans un bon état physique.»
Petite explication pour les nuls en aviculture: une poule pond en moyenne un œuf par jour. Mais à 18 mois la ponte n’est plus aussi régulière. Dans les élevages industriels, c’est alors l’heure de la retraite même si la poule peut encore vivre pendant des années. Une mise à la pension radicale. On parle pudiquement de «vide sanitaire».
Tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. Un éleveur français de poules élevées en plein air écrit sur son blog: «Pour l’éleveur de poules en batterie, c’est une opportunité de se débarrasser des lots tout en gagnant de l’argent. Adopter une poule de réforme revient à alimenter un marché juteux qui vient renforcer la boucle infernale de l’exploitation animale.» «J’ai préféré attendre avant de consommer des œufs d’une poule de réforme, car je savais qu’elle était bourrée d’antibiotiques», reconnaît Magda, une militante associative. La sauver n’empêche pas de lutter contre les poules en batterie et je veux que mes enfants apprennent à bien s’occuper d’un animal». Où intervenir? En amont? En aval? L’éternelle question de l’œuf et de la poule.