Vincent de Coorebyter est philosophe et politologue. Ancien dirigeant du Crisp, il s’intéresse de près à l’éducation. Il a été invité à participer au groupe de travail sur les inégalités dans le cadre du pacte pour un enseignement d’excellence.
Article publié dans Alter Échos n°419, 9 mars 2016.
Alter Échos: La lutte contre les inégalités à l’école fait partie des travaux du pacte pour un enseignement d’excellence. Ce n’est pourtant pas la première fois que l’on envisage de s’attaquer à ce problème. Sans réel succès…
Vincent de Coorebyter: Mon sentiment, c’est que jusqu’à présent on a privilégié deux grands axes dans la lutte contre les inégalités à l’école. Deux axes que l’on retrouve dans les travaux du groupe de travail sur les inégalités, auquel j’ai participé à titre personnel. On a tout d’abord élaboré des dispositifs tentant d’agir sur les structures de l’enseignement. Cela se traduit par une action sur les flux d’élèves ou sur les accidents de parcours. On pense au décret mixité, au soutien d’écoles en difficulté via l’encadrement différencié. Cet ensemble de mesures n’a pas eu de résultats spectaculaires. Certains considèrent même que les inégalités se sont accentuées.
A.É.: Quel est l’autre axe privilégié dans la lutte contre les inégalités?
VDC: Il porte plutôt sur les représentations collectives. Quelle est l’image que l’école véhicule de certains groupes minoritaires? Quelle place accorder à l’histoire de l’immigration? L’école contribue-t-elle à reproduire les inégalités faute de vigilance sur ces représentations? Nous avons par exemple parlé du calendrier des jours fériés qui ne tient pas assez compte de la population actuelle présente dans les écoles de Belgique. Nous avons aussi évoqué la nécessité de lutter contre les stéréotypes de genre dans les manuels. Ces chantiers sont pertinents pour une meilleure intégration symbolique.
A.É.: Mais selon vous, ces deux dimensions suffisent-elles à résoudre le problème des inégalités?
VDC: Une partie des travaux du groupe de travail sur les inégalités a surtout consisté à réfléchir à des dispositifs existants, quitte à les améliorer, voire à les réorienter. Il y a certainement des améliorations à faire, mais est-ce que cela va suffire? Selon moi, il faut être attentif à une troisième dimension qu’on ne nous avait pas encouragés à explorer dans le groupe de travail: celle de la pédagogie.
A.É.: Cette dimension n’est pourtant pas complètement absente du rapport intermédiaire du groupe de travail…
VDC: Les enjeux de pédagogie sont parfois mentionnés dans le rapport intermédiaire. Ils sont considérés comme un levier fondamental pour agir. On commence par exemple à s’attaquer de manière frontale à la maîtrise de la langue de l’enseignement. Car l’enjeu est important et ne concerne pas que les primo-arrivants. Il est aussi préoccupant pour des enfants de milieux populaires qui réussissent moins car leur maîtrise de la langue obère leurs progrès. Dans ce rapport on accorde aussi une petite place aux matières et on évoque un tabou: parfois les enseignants ne connaissent pas assez leur matière. Les problèmes de formation pédagogique sont évoqués. J’ai personnellement interrogé des méthodes pédagogiques qui contribuent à la reproduction des inégalités. Cette dimension a été abordée par le groupe de travail, mais pas assez selon moi.
A.É.: À quelles méthodes pédagogiques faites-vous allusion?
VDC: On a voulu rendre les méthodes pédagogiques moins élitistes, moins rebutantes pour les élèves, moins traditionnelles. On les a axées davantage sur les compétences et moins sur les connaissances. Sur la construction des savoirs plutôt que sur leur transmission. C’est une pédagogie qui se veut plus ludique, ouverte sur la réalité quotidienne, moins dépendante du par cœur, moins fondée sur un savoir fétichisé inspiré des humanités classiques. Les idées véhiculées par ces pédagogies sont bonnes, elles peuvent favoriser l’ouverture sur la société et dépoussiérer de vieilles méthodes qui en avaient besoin. Mais dans les faits, elles n’ont pas toujours été bien mises en place. Je ne suis pas certain que leur application ait été accompagnée des changements essentiels à effectuer dans la formation des enseignants par exemple.
A.É.: Quels sont les effets néfastes que vous constatez sur les élèves?
VDC: Ce que j’observe, par le biais d’enseignants et de parents d’élèves, c’est que les savoirs fondamentaux, aujourd’hui, sont fragilisés. Je parle des mathématiques, du français, des langues étrangères. J’entends beaucoup d’enseignants se plaindre qu’on les dissuade d’appliquer des méthodologies plus traditionnelles qui, pour eux, avaient fait leurs preuves pour atteindre un niveau minimum de connaissances. Les approches systématiques, parfois répétitives ont une place très réduite.
A.É.: Et, selon vous, les enfants de milieux populaires sont les premières victimes de ce changement dans la pédagogie?
VDC: Oui, cela touche particulièrement les enfants de milieux défavorisés car ils n’ont que l’école pour apprendre le français. Ils vivent parfois dans un bain culturel et social qui ne leur permet pas de colmater les brèches ni de renforcer ce qui a été appris à l’école. Alors que les parents plus favorisés sont de plus en plus attentifs aux devoirs, ils appliquent souvent à la maison des pédagogies traditionnelles que les enseignants ne pratiquent plus. Sans parler de ceux qui multiplient les cours particuliers.
A.É.: Vous êtes plutôt nostalgique d’une école à l’ancienne… ce n’est pas top dans l’air du temps.
VDC: J’ai souffert du caractère bête et méchant de l’apprentissage par cœur. Je ne fétichise pas la pédagogie à l’ancienne. Je n’ai rien contre le fait d’impliquer l’élève ni contre l’idée de mettre plus de vie à l’école et que celle-ci soit moins sélective. Je pense juste que certaines compétences ne peuvent s’acquérir qu’en systématisant et en répétant les savoirs. Car les souplesses à introduire ne doivent pas se faire au détriment de la maîtrise des fondamentaux. En baissant le niveau d’exigence, on commet une erreur.
A.É.: Donc vous prônez des changements de pédagogie. Pour vous, on doit arrêter avec les réformes de «structure»?
VDC: Je crois que ce quasi
-marché scolaire contribue à reproduire les inégalités sociales en les transformant en inégalités scolaires. Bien sûr, cela pose le problème de la diversité des réseaux. Mais là, on s’attaque à la constitution et aux fondements du pacte sociétal belge. Je vois mal comment on pourrait revenir en arrière. Quant aux réformes favorisant la mixité, comme le décret inscription, j’y suis favorable. Mais sur le terrain, des écoles ne jouent pas le jeu, des parents mettent en place des stratégies pour contourner ces règles. Concrètement, ce type de mesures sans consensus politique et sociétal (beaucoup de parents n’en veulent pas) ne suffisent pas. D’où l’importance de les compléter en agissant sur la pédagogie.
A.É.: Pour ces changements de pédagogie, il faut s’appuyer sur les enseignants… encore faut-il qu’ils soient formés en conséquence?
VDC: Nous sommes devant un problème majeur de formation de nouveaux enseignants. Beaucoup d’enseignants font le choix de leur carrière par défaut après un échec à l’université. Beaucoup ont eu un parcours chaotique, pas très brillant. On parle souvent du système finlandais et notamment de leur pédagogie active et différenciée. Mais il a une caractéristique importante dans ce système: une sélection drastique des nouveaux enseignants et un grand niveau d’exigence à leur égard.
Lire Alter Échos n°401, «Pacte d’excellence: tirer l’enseignement vers le haut?», avril 2015.