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Mobilité

Vingt ans de libéralisation du rail: vers une concurrence inexorable?

En 2005, la Belgique scindait la SNCB en deux entités distinctes, ouvrant ainsi la voie à la mise en concurrence sur le rail. Celle-ci n’est pas encore une réalité pour les voyageurs. La SNCB va conserver son monopole national jusqu’en 2032. Mais le processus de libéralisation n’est pas totalement étranger aux maux bien connus de la SNCB – retards et annulations de trains.

(c) Matthieu Lemarchal

Un enfant boit une canette de boisson sucrée en attendant son train, en gare de Namur. Un vieil homme bougon le bouscule par inadvertance. La canette échappe des mains du garçon. Le cylindre d’aluminium s’échoue dans cet espace étroit entre les rails et le quai. Qui est responsable de cette canette? Est-ce la SNCB, dont la compétence englobe l’entretien et la rénovation de 551 gares du pays? Ou Infrabel, gestionnaire de l’infrastructure et donc des rails? En attendant de décider, on ne touche pas à la canette. La petite blague est bien connue des amateurs du rail. Elle est révélatrice d’une des conséquences directes du processus de libéralisation du rail, entamé à l’échelle européenne dès les années 1990.

À coups de paquets législatifs successifs, l’Union européenne a décidé de libéraliser le rail, avec en ligne de mire, la mise en concurrence des opérateurs, ce qui, rappelons-le, n’implique pas forcément la privatisation de l’opérateur historique public, la SNCB. En Belgique, le premier jalon concret de la libéralisation est intervenu en 2005 lorsque celle-ci fut coupée en deux entités distinctes. La SNCB pour les trains et Infrabel pour les rails, avec une troisième structure, une «holding» conservant le lien entre les deux entités historiques. Celle-ci disparaîtra en 2014, sous l’impulsion de Paul Magnette, alors ministre de la Mobilité, qui décide d’acter encore davantage la séparation des deux activités.

En scindant le transport des voyageurs et la gestion des infrastructures, le législateur ouvre la voie à la mise en concurrence. La gestion du réseau reste sous la houlette d’un acteur unique – Infrabel – censé être impartial face aux futurs utilisateurs de ses voies ferrées. La scission des structures n’est pas une opération anodine, comme l’illustre l’anecdote de la canette. «La séparation entre Infrabel et la SNCB complique la communication et la collaboration, qui implique des coûts de coordination et de nombreux problèmes», écrivaient Anne-Sophie Bouvy, François-Xavier Lievens, Olivier Malay de l’UCLouvain et Mathieu Strale de l’ULB, dans un article intitulé «Un demi-siècle de néolibéralisme dans le rail». «L’argent qui est consacré à la gestion de deux entreprises distinctes n’est pas consacré à autre chose», résume Mathieu Strale.

La concurrence en 2032… peut-être

Avant toute chose, pourquoi l’Union européenne s’est-elle lancée dans la voie de la libéralisation? Du côté du PTB, Michaël Verbauwhede estime «qu’avec la crise des années 80 et la poussée néolibérale qui l’accompagne, la vague de libéralisation et de privatisations a eu pour but d’étendre le marché, après la vague de nationalisations d’après-guerre». Les institutions européennes, de leurs côtés, appuyées par les États membres, avaient comme idée de remettre en cause les monopoles historiques. «Il y avait cette idée que le privé gérerait mieux que le public le transport ferroviaire, et cette logique s’appliquait à de nombreux secteurs», commente François-Xavier Lievens, de l’UCLouvain. Selon François Bellot, ancien ministre (MR) en charge de la SNCB, «l’intérêt d’une mise en concurrence c’est qu’elle donne davantage de choix aux clients, pour qui la sécurité et la fiabilité sont les seuls critères qui importent. Et puis la perspective d’une mise en concurrence pousse la SNCB à devenir plus efficace».

Aujourd’hui, les trains du réseau belge de passagers ne sont pas encore soumis à concurrence, contrairement à l’Italie, aux Pays-Bas, à l’Allemagne ou à la France qui ont ouvert certaines lignes à des opérateurs privés. En Belgique, c’est le fret ferroviaire qui a ouvert la voie. Il fut mis en concurrence suite à l’adoption d’une directive européenne de 2007. Quant au transport international de voyageurs, il est officiellement libéralisé depuis le 1er janvier 2010.

En Belgique, le premier jalon concret de la libéralisation est intervenu en 2005 lorsque celle-ci fut coupée en deux entités distinctes. La SNCB pour les trains et Infrabel pour les rails, avec une troisième structure, une «holding» conservant le lien entre les deux entités historiques.

Le transport national de voyageurs restera un monopole de la SNCB jusqu’en 2032 au moins. Depuis le 1er janvier 2023, le droit européen contraint les États membres à ouvrir leur réseau ferré à la concurrence, selon des modalités variées. Les États peuvent décider d’ouvrir des lignes de chemin de fer à plusieurs opérateurs qui achètent des droits de passage. L’autre façon de procéder est de lancer un marché public compétitif dit «de service public». Ainsi, la concurrence a lieu en amont, et l’entreprise qui décroche le marché peut jouir d’un monopole sur l’exploitation d’une ligne ou d’un réseau à l’échelle d’une province ou d’une région. Enfin, lorsqu’un réseau est particulièrement complexe, comme celui de la Belgique, il est possible d’attribuer directement le marché «de service public» à un opérateur, donc sans mise en concurrence, pour une durée de 10 ans. En 2021, la «Vivaldi» a décidé, sous pression des syndicats et de la société civile, de procéder à cette «attribution directe» du marché en faveur de la SNCB. Mais qu’adviendra-t-il ensuite? Pour François Bellot, «ce monopole temporaire va permettre à la SNCB de se préparer à l’ouverture à la concurrence». Les syndicats rappellent que la Belgique pourrait à nouveau procéder à une «attribution directe» en 2032. Entre-temps, le contrat de gestion de la SNCB laisse la porte ouverte à des projets pilotes concurrentiels. Sachant que la droite flamande rêve d’une régionalisation du rail, ces projets pourraient voir le jour rapidement au nord du pays après les élections.

En attendant, la législation européenne soumet cette attribution directe du service public au respect d’indicateurs de performance. On en trouve dans le contrat de gestion de la SNCB qui touchent à la ponctualité, au taux d’annulation de trains, à la productivité des travailleurs. Car, si la libéralisation du rail n’est pas encore tangible pour les voyageurs, elle l’est pour les travailleurs de la SNCB.

La SNCB gérée comme une entreprise privée

Le nombre d’employés de la SNCB n’a cessé de diminuer depuis 30 ans. Depuis 2014, le nombre d’équivalents temps pleins a diminué de 19,6% alors que le nombre de voyageurs est à peu près le même qu’il y a dix ans. En 2022, Sophie Dutordoir, la dirigeante de la SNCB, justifiait dans une interview à L’Écho la cure d’amaigrissement de la SNCB et les efforts de productivité par le besoin de se placer «au niveau des entreprises concurrentes». Il s’agirait donc d’une préparation à l’ouverture du marché. C’est dans cette logique que le «management» de la SNCB évolue depuis une grosse vingtaine d’années vers des pratiques plus proches de celles des entreprises privées, avec par exemple l’introduction de salaires au mérite. «Cette mutation implique une accélération de la réduction du volume d’emploi, la réduction des droits sociaux des cheminots, mais aussi de leurs droits syndicaux et, enfin, d’une gestion plus ‘flexible’ du personnel», arguent les chercheurs mentionnés plus haut. «Le prix de la libéralisation est payé par les travailleurs de la SNCB, regrette Marianne Lerouge, responsable générale rail pour la CSC-Transcom. C’est une entreprise publique, mais elle est de plus en plus gérée comme le privé. On nous a dit de faire des efforts pour obtenir l’attribution directe, maintenant on brandit l’épée de Damoclès de la mise en concurrence.»

Selon la syndicaliste, les réductions de postes ont des conséquences sur les missions de base du rail, c’est-à-dire, faire circuler les trains. La ponctualité et le nombre de trains annulés atteignent des sommets depuis deux ans, avec 87,3% de taux de ponctualité en 2023, et 43.551 trains annulés en 2023 contre 19.557 en 2017. «La direction est souvent dans l’incapacité de remplacer un cheminot malade, par manque de personnel», confirme Marianne Lerouge.

La ponctualité et le nombre de trains annulés atteignent des sommets depuis deux ans, avec 87,3% de taux de ponctualité en 2023, et 43.551 trains annulés en 2023 contre 19.557 en 2017.

En plus de la baisse du nombre d’employés, la SNCB a eu de plus en plus recours aux contractuels, pour les fonctions de cadre et administratives, plutôt qu’à des travailleurs sous statut de fonctionnaires (14% de contractuels selon la CSC, la SNCB n’ayant pas répondu à cette question). «La direction cherche à se débarrasser progressivement des travailleurs sous statut de fonctionnaires, car les contractuels sont plus faciles à licencier», lance Marianne Lerouge.

Le choix politique de désinvestir le rail

La baisse des effectifs de la SNCB n’est cependant pas totalement attribuable à la libéralisation. Il y a bien sûr des évolutions technologiques, comme l’automatisation des billetteries, qui expliquent ces baisses. Mais la raison première est celle d’un budget ferroviaire considéré comme une «variable d’ajustement» par les gouvernements, comme le rappelle François-Xavier Lievens. La dotation d’exploitation – qui sert notamment à payer les salaires – a subi de multiples coupes ces dernières années, d’abord sous le gouvernement Di Rupo, puis, de manière plus spectaculaire, à l’époque du gouvernement Michel. La coupe de 15 à 20% du budget d’exploitation de la SNCB à l’époque de «la suédoise» a laissé des traces. François Bellot dit aujourd’hui «assumer la baisse de la dotation d’exploitation, mais je l’ai compensée par une augmentation des dotations à l’investissement». Il évoque ainsi le milliard d’euros décroché dans la douleur en 2018 pour relancer les travaux du RER et rénover des gares. «Sur le long terme, on constate une tendance à la baisse des dépenses de fonctionnement compensée partiellement par des investissements», explique Mathieu Strale. «Les baisses de budget des gouvernements précédents ne sont pas des conséquences directes de la libéralisation, mais ce sont des choix politiques», atteste Marianne Lerouge. Le gouvernement actuel a adopté un plan d’investissement de 16 milliards sur 10 ans. Quant aux effectifs, ils devraient encore diminuer, par le non-remplacement de départs en pension, même si des recrutements de conducteurs, de techniciens, d’accompagnateurs ont désormais lieu. «Avec la coalition Vivaldi, on constate un arrêt des coupes budgétaires, mais cet arrêt ne permet pas de récupérer le retard», atteste Mathieu Strale.

«Le prix de la libéralisation est payé par les travailleurs de la SNCB. C’est une entreprise publique, mais elle est de plus en plus gérée comme le privé. On nous a dit de faire des efforts pour obtenir l’attribution directe, maintenant on brandit l’épée de Damoclès de la mise en concurrence.»

Marianne Lerouge, responsable générale rail pour la CSC-Transcom

Quels pourraient être les effets d’une éventuelle mise en concurrence de la SNCB en 2032? À l’étranger, la libéralisation ne s’accompagne pas toujours d’un désengagement public. François-Xavier Lievens, Olivier Malay et Leïla Van Keirsbilck ont montré qu’en Suède, en Allemagne, aux Pays-Bas et même en Grande-Bretagne (mais assez tardivement), elle a été accompagnée de «vastes investissements dans les infrastructures ferroviaires». Les effets de la mise en concurrence sont multiples. Les chercheurs constatent une flexibilisation horaire des tarifs, une baisse de la qualité des conditions de travail des cheminots, mais ils n’ont pas pu établir de lien entre la libéralisation et le niveau des prix ou la qualité du service. Est-ce que les voyageurs ont davantage pris le train dans ces pays? Oui, c’est arrivé, disent les chercheurs, «mais c’est bien l’augmentation de l’investissement public» qui a permis cette évolution. «Plutôt qu’emprunter la voie hasardeuse de la libéralisation, concluent-ils dans une carte blanche publiée en 2019 dans La Libre Belgique, nous plaidons pour un refinancement du rail.»

 

Cédric Vallet

Cédric Vallet

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