Pourquoi un gamin en vient-il à insulter son professeur ou à poignarder un condisciple ? Comment expliquer que des enfants issus de cultures particulières se mettent horscircuit scolaire ? Comment redorer le blason d’une « école poubelle » ? Si les questions n’ont pas été posées aussi crûment, elles ontnéanmoins filtré d’un récent séminaire européen sur la violence à l’école.
« L’école : espace de cohésion sociale ou scène de violence ? Problèmes et solutions ». La nécessaire concision de l’énoncé aévidemment le défaut de manquer de nuance mais elle a, au moins, le mérite de titiller la curiosité. C’est donc avec ce titre volontairement manichéen que leCentre de recherches criminologiques de l’ULB et le Centre d’études sociologiques des facultés Saint-Louis ont organisé un séminaire européen de deuxjours sur la thématique1, ô combien sujette à débat, de la violence à l’école. Entre la baston organisée dans une écolebruxelloise et les guerres de gangs qui font des dizaines de morts par an chez les ados britanniques, le factuel interpelle fortement les sociologues, psy et criminologues.
Autour de la table, essentiellement des chercheurs, ainsi que quelques acteurs du monde de l’éducation en provenance d’Italie, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de Hongrie,de Belgique, venus échanger leurs expériences sur la violence des jeunes dans le milieu scolaire et constater à quel point l’herbe n’est pas plus verte chez levoisin, mais aussi qu’il y a des combats convergents à mener en matière de prévention et d’amélioration des systèmes éducatifs. Le nombrevolontairement restreint de participants a permis de hausser le niveau des débats et de discuter certains points en profondeur. L’idée étant de finaliser ce travail deréflexion commune dans une publication.
Les interventions ont parfois débordé du cadre imposé pour aborder des sujets connexes, comme « les violences symboliques » de jeunes issus de l’immigration(voir l’article « Les turco-bruxellois dans un tourbillon identitaire » dans le présent numéro) ou encore une certaine forme de violence institutionnelle et sociale faiteaux jeunes de culture Rom en Hongrie. Du très concret – les expériences vécues au sein d’institutions scolaires d’une directrice de collège britanniqueou d’un sociologue belge – au très conceptuel – la construction d’une culture de médiation dans les écoles en Allemagne – les orateurs ontbrossé des portraits souvent sombres des systèmes scolaires, plutôt que de la jeunesse.
Benoît Galand, de la Faculté de psychologie de l’UCL a commencé par contextualiser la violence à l’école. D’abord en se concentrant sur laperception de la violence chez les élèves et chez les professeurs. Cette perception nuance largement l’idée que le grand public se fait de la violence, une violence plussymbolique que physique. Les uns et les autres citent principalement le rejet par les pairs et l’isolement avant même de parler d’actes de violence. Le fait de ne pas avoird’amis pour les uns, d’être en conflit avec ses collègues ou la direction, pour les autres, est la principale cause de malaise. La violence à proprement parler estdonc rarement la seule cause du sentiment d’insécurité qui peut exister dans les écoles.
Précisant que « l’arbre de la violence pointé dans les médias cachait une forêt » faite de sources multiples de violence, Benoît Galand arappelé qu’il n’y avait pas de relation de cause à effet entre le niveau de violence à l’école et le niveau de criminalité dans le pays, maisqu’il y en a bien une avec le degré d’inégalité du système scolaire. « Se focaliser uniquement sur les faits divers est une grossière erreur», a insisté le spécialiste. Pour tordre le cou à certains préjugés, il a rappelé que les écoles avec une proportion élevéed’élèves issus de l’immigration connaissaient, certes, plus de tensions entre les jeunes et le staff enseignant, ce qui relève de problèmes relationnelset non pas de la violence intrinsèque de certains groupes d’individus. En revanche, les problèmes de cohésion sociale, l’échec scolaire, le manque decohésion et de projet pédagogique clair entre les éducateurs d’un établissement, sont des facteurs favorisant la violence dans les écoles. Une analysecorroborée par l’expérience du sociologue Philippe Vienne, également présent lors du séminaire.
Lutter contre l’esprit de gang
Pour ce qui est de l’impact d’un projet pédagogique sur l’amélioration du sentiment de sécurité au sein d’une école, le témoignaged’Helen Jeffery a particulièrement marqué les esprits. Sans doute parce que cette directrice d’école britannique a aussi parlé avec ses tripes, bousculant lescodes de l’analyse, pour évoquer son vécu personnel dans une école dite « difficile ». Le mot n’est pas vain lorsque l’on songe quel’établissement en question fut le premier à installer un détecteur de métaux à l’entrée des élèves… Quand Helen Jefferyprend la tête de la « George Mitchell School », elle découvre ce qu’il y a de plus désespérant pour un pédagogue. À moins que ce ne soitjustement le contraire : le défi est tellement ambitieux à relever qu’elle s’y emploie avec une énergie et une conviction qui transformeront le cauchemar en unesuccess story digne d’un scénario des Studios Pixar. Ses premières mesures seront sans ambiguïté : interdiction absolue de venir avec une arme àl’école sous peine d’exclusion définitive, des caméras de surveillance sont installées et les « very bad boys » priés ou de changerde comportement, ou de quitter l’école.
À l’écoute de ses élèves, elle pose les bonnes questions et impose les réponses adaptées. La violence est surtout présente aux abords del’école ? Elle interdit les sorties à midi. Plutôt que de grogner, les élèves acceptent cet « enfermement » entre les murs del’établissement avec soulagement. Ce qu’ils redoutaient par dessus tout, c’était en fait d’être livrés à eux-mêmes, dans la rue. Ilsont des heures à tuer entre les cours ? La directrice met à leur disposition des équipements pour jouer au basket-ball et un studio d’enregistrement qui va permettreaux gamins de valoriser leur musique, leur culture, bref de donner une reconnaissance
à ce qu’ils sont. Pour autant, elle interdit à la « rue » d’avoir droit decité dans son établissement : fini les capuches, casquettes et autre bandana.
Imposer l’uniforme ? Les élèves n’y sont pas opposés, bien au contraire. Un comble pour cette directrice progressiste qui s’est battue pendant 25 ans contrece qu’elle jugeait archaïque. Pourtant la demande a un sens profond, symbolique à plus d’un titre : dans ce que d’aucuns nomment avec mépris les «écoles poubelles », les jeunes ont plus qu’ailleurs besoin d’un cadre et une soif de reconnaissance, d’appartenir à une communauté et de l’afficher avecfierté. Autrement que par l’appartenance à un gang. « Nous avons voulu supprimer l’esprit de gang mais nous ne pouvons l’éradiquertotalement. Certains élèves qui sont très respectables à l’école appartiennent pourtant à des gangs. Je peux contrôler ce qui se passeà l’intérieur de mon établissement, pas au dehors… », explique la directrice.
La réussite, même avec des bémols, est patente puisqu’en cinq ans (2003-2008), l’école est réellement devenue un lieu d’apprentissage et de« reconstruction » où le sentiment de bien-être des élèves et du corps enseignant a été restauré. Avec le satisfecit del’inspection gouvernementale.
L’expérience belge
Ce conte de fée britannique a sans doute apporté du grain à moudre au sociologue Philippe Vienne2 qui a, lui aussi, testé « en live », unede ces écoles de la dernière chance dans la région bruxelloise, il y a une dizaine d’années. Il a mené son travail de recherche en s’intégrant aupersonnel encadrant et enseignant, d’abord comme travailleur social et ensuite comme professeur remplaçant. À la manière d’un ethnologue, il a passé deuxannées avec des adolescents en rupture, cancres refusés partout ailleurs, dont les origines ethnique et sociale étaient très homogènes. « La construction del’altérité entre le personnel et les élèves était souvent très compliquée avec du racisme, de part et d’autre », relèvePhilippe Vienne. Les constats sont amers. « Le premier sentiment que l’on a en entrant dans cette école, c’est l’effroi ». Les élèves sont des« cas », et le staff pédagogique n’est pas toujours à la hauteur. « La première tâche du surveillant est de surveiller avant de comprendre.Et parmi le personnel aidant, il faut bien reconnaître que beaucoup n’ont pas de qualifications et sont très mal payés », ce qui n’est pas pour contribuerà la qualité de l’encadrement…
Déroutante aussi, la présence de gardes de sécurité devant l’école, pour éviter les intrusions. « Même s’ils avaient un rôletrès contrôlant, ils étaient infiniment plus respectés que le personnel surveillant à l’intérieur de l’école. Tout simplement parcequ’ils étaient de la même origine que les élèves. » Déstabilisante encore, cette violence sous-jacente, ou pas, pesant en permanence. « On seserait cru dans un western à la OK Corral. » Dans ce genre d’école où les relations enseignés-enseignants tournent au duel, le premier à imposerson autorité a gagné. Et ce n’est pas toujours le professeur. Loin de jeter la pierre aux profs, Philippe Vienne reconnaît avoir « perdu » rapidement la partieavec ses élèves.
Ce qu’il pointe avant tout, c’est le manque de cohésion du corps enseignant. « La question de la négociation, notamment, divisait beaucoup les professeurs.Fallait-il négocier pour avoir une paix relative ? Fallait-il refuser toute négociation au risque de céder l’avantage aux élèves ? Quelle place peut encoreavoir l’autorité si l’on commence à négocier avec des élèves au sujet des punitions ou du droit de fumer entre les cours ? » Dans ce contexte dedéfi et de « lutte pour le pouvoir », la moindre faille chez les adultes est mise à profit. Or ces failles sont nombreuses, soit à titre individuel, soit au niveau dugroupe. « Il y avait très peu de solidarité entre professeurs, des clans, des gens qui ne s’adressent plus la parole ». L’ambiance délétères’auto-entretient. Surtout quand, en face, on trouve des ados fascinés par la « culture des bandes de rue », fiers de se présenter comme des graines de criminels,parce qu’ils ont le sentiment que c’est tout ce qui leur reste pour se faire respecter, voire se construire un avenir.
« Leur dignité a été broyée. Ils ont atterri dans cette école dont ils connaissent la réputation exécrable. Ils savent qu’on ne voudrapas d’eux pour des stages ou des boulots parce que l’école les stigmatise. Ils sont assez lucides sur leur avenir professionnel, mais ça ne les empêche pas derêver d’avoir une belle maison et une grosse voiture. Dans ce cadre, la criminalité devient une possibilité d’accéder à ces rêves matériels.»
À décharge des professeurs, le chercheur note que la plupart des élèves ne restent pas plus d’un an ou deux dans cet établissement et ontdéjà un long parcours de cancre à leur arrivée, il est donc très difficile d’avoir un réel impact pédagogique sur eux. « Le principalobjectif des professeurs est un objectif minimal : que la journée se passe bien. » Ou d’attendre que « ça pète ». Car c’est en cas de crise que lecorps enseignant se soude et se remobilise, que les médias braquent les projecteurs et que des mesures sparadrap colmatent les brèches, jusqu’à la prochaine fois. Faut-ildès lors s’étonner de la conclusion de Philippe Vienne ? « Rien n’a vraiment changé dans cette école depuis que j’y suis passé. Lesélèves se sentent comme en prison, les professeurs aussi. »
Preuve que l’expérience belge n’a, hélas, rien d’extraordinaire, lors d’un autre débat sur la marginalisation des enfants Rom en Hongrie, lecriminologue britannique Tim Hope (Université de Keele) rappellera l’extrême violence du système éducatif anglais avec ses écoles privéesréservées à l’élite économique et des écoles pour « pauvres ». « Ce que nous vivons aujourd’hui est le fruit d’unsystème scolaire inégalitaire qui produit des ségrégations entre les écoles, entre les niveaux d’enseignement et entre les élèves.L’école agit comme un mécanisme de rep
roduction des conflits. Le libre marché scolaire produit de l’exclusion et la violence n’en est qu’une desconséquences. »
1. Le séminaire se tenait aux facultés universitaires Saint-Louis, les 19 et 20 février, sous la direction d’Abraham Franssen et Sybille Smeets, dans le cadre duProgramme européen CrimPrev (politique de prévention de la criminalité). Le programme CrimPrev s’est décliné en plusieurs workshops réunissant desspécialistes de toute l’Europe sur les questions touchant, de près ou de loin, à la criminalité et ses axes de prévention. Infos sur le site : http://www.crimprev.eu
2. Auteur de la recherche Comprendre les violences à l’école, parue aux éditions De Boeck Université.