Qualifiées d’impensé social majeur dans la littérature scientifique par plusieurs chercheurs et psychologues, les violences sexuelles commises avant l’âge adulte restent peu étudiées. En France, selon une note du feu Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales publiée en juin 2020, 50% des mis en cause pour viol sur mineur et 43% des personnes accusées de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle sur mineur en 2018 avaient moins de 18 ans. En avril dernier, la journaliste française Sarah Boucault publiait une enquête long format dans la revue féministe La Déferlante et estimait, en croisant le peu de données disponibles, que les violences commises par des mineurs concerneraient jusqu’à un tiers des cas d’inceste en France. Soit environ deux millions de personnes. La sociologue Marie Romero, spécialiste des représentations et du traitement pénal des violences sexuelles sur mineurs en France, précise par ailleurs que ces violences sont commises à 92 % par de jeunes garçons.
En Belgique, une annonce avait défrayé la chronique en novembre 2018 : Koen Geens, alors ministre de la Justice (CD&V), avait livré devant la Chambre que les actes de délinquance sexuelle – viols, attouchements, exhibitionnisme – commis par des jeunes de moins de 18 ans avaient plus que doublé en seulement deux ans, passant de 1.668 dossiers ouverts par les parquets en 2015 à près de 3.113 dossiers de ce type en 2017. Des statistiques auxquelles Alter Échos avait d’ailleurs apporté un peu de nuance. Cette augmentation nette s’explique à la fois par une hausse des signalements – les victimes hésitent moins qu’avant à porter plainte – et par le fait que les chiffres de 2017 incluent beaucoup plus d’infractions que ceux de 2015.
Des chiffres loin de la réalité
Selon Julien Lagneaux, directeur de l’Unité de psychopathologie légale (UPPL), «on peut certes quantifier les signalements à l’échelle des tribunaux de la jeunesse, mais ces chiffres ne sont en rien le reflet de la réalité. C’est juste la partie émergée de l’iceberg». Entouré d’une équipe de sept psychologues, sexologues et criminologues, Julien Lagneaux chapeaute notamment l’initiative Paradoxe, active depuis 2018. Ces groupes de prise en charge socio-éducative pour adolescents auteurs de faits qualifiés infraction à caractère sexuel se déroulent à la fois à Tournai et dans l’antenne namuroise de l’UPPL, toujours sur demande d’un service mandant – tribunal de la jeunesse, service d’aide à la jeunesse (SAJ), service de la protection de la jeunesse (SPJ)…
Si Paradoxe remarque une augmentation dans le nombre de ses prises en charge (à la fois dans la formation de groupes de suivi que des demandes d’expertise de la part des magistrats), l’équipe d’intervenants observe avant tout un tournant «qualitatif» inquiétant autour du cyberharcèlement sexuel chez les jeunes. «Nous intervenons de plus en plus dans des situations de détention et de diffusion d’images et de vidéos à caractère sexuel prises sans consentement, de pédopornographie, ce qu’on ne rencontrait pas du tout il y a quelques années», note le directeur de l’UPPL.
Pas d’accord de coopération comme pour les auteurs adultes
Depuis octobre 1998, un accord de coopération relatif à la guidance et au traitement des auteurs d’infractions à caractère sexuel est en vigueur en Belgique. Les objectifs? Prévenir la récidive des auteurs et promouvoir leur réinsertion dans la société. En Wallonie, en Flandre et à Bruxelles, une cartographie des services disponibles tant au niveau de la justice qu’au niveau de la santé encadre ainsi la prise en charge des auteurs. «C’est grâce à cet accord de coopération que sont nés les centres d’appui comme le nôtre à l’UPPL, retrace Julien Lagneaux. Mais cet accord ne s’applique pas aux auteurs mineurs. C’est pourquoi on doit mener un véritable travail de sensibilisation envers les magistrats, car ils ne sont pas obligés de faire appel à nos services. Même si ça devient plus rare, certains ne connaissent tout simplement pas le travail que nous menons.» Pourtant, des initiatives comparables à Paradoxe existent dans d’autres villes belges: Groupados à Bruxelles, Kaléidos à Liège, Le Passage à Luxembourg, Color’Ados à Braine-l’Alleud… Plusieurs soulignent d’ailleurs que la solution idéale serait de conclure un accord de coopération qui encadrerait la prise en charge des auteurs mineurs de manière globalisée, comme c’est le cas pour les auteurs adultes.
Chaque groupe Paradoxe est composé de maximum sept ados âgés de 14 à 18 ans et se réunit de manière hebdomadaire pour une durée d’environ 20 séances. «Dans un cadre sécurisant et respectueux de la parole de chacun, nous soulevons différents thèmes en lien avec les problématiques rencontrées, comme l’estime de soi, le consentement, la transgression, les lois qui interdisent les relations sexuelles entre adultes et mineurs, évoque Luca Carruana, psychologue chez Paradoxe. En se concentrant sur une approche groupale, on souhaite favoriser l’apprentissage dit vicariant (NDLR, on parle aussi d’apprentissage social, le processus par lequel un individu apprend en observant les expériences des autres). En tant qu’unité, le groupe permet de faire éclore des réflexions qui ne proviennent pas uniquement des psys. Ces jeunes échangent sur la société, sur eux-mêmes et, petit à petit, ils parviennent à comprendre comment ils en sont arrivés là. Bien sûr, nous devons aussi nous assurer que ces jeunes présentent une reconnaissance minimale des faits. Et durant la phase de préadmission, nous vérifions que certaines contre-indications ne viendront pas entraver le suivi, comme de lourdes pathologies psychiatriques, une déficience mentale ou encore l’indisponibilité du jeune qui pourrait le désengager du groupe.»
Dans le chef des parents, l’annonce des faits a souvent l’effet d’une bombe. Suivant la décision du magistrat et toujours par mesure de protection, certains jeunes restent chez leurs parents, tandis que d’autres sont placés en institution publique de protection de la jeunesse [IPPJ] afin de les écarter du milieu familial pour un temps. «Nous avons déjà rencontré des familles sous le choc nous disant que leur fils était le nouveau Dutroux, s’inquiète Julien Lagneaux. En tant que professionnels de la santé mentale, nous ne pouvons pas normaliser ces discours. Ces faits s’inscrivent dans un processus de développement adolescent. Et la pédophilie, à l’adolescence, ça n’existe pas, ou pas de façon immuable. L’adolescence est un âge qui permet encore l’évolution, il faut éviter de poser des diagnostics rigides à cette période de la vie. »
« Les actes qu’ils posent sont avant tout les témoins d’une fragilité psychique, souvent liée à un fonctionnement familial problématique, mais aussi à des enjeux environnementaux et sociétaux. »
Élodie Duchêne, psychologue au sein de Groupados
« Les actes qu’ils posent sont avant tout les témoins d’une fragilité psychique, souvent liée à un fonctionnement familial problématique, mais aussi à des enjeux environnementaux et sociétaux », appuie Élodie Duchêne, psychologue au sein de Groupados. Ce pôle de l’équipe SOS Enfants-ULB, installé à deux pas de l’hôpital Saint-Pierre, propose essentiellement du suivi thérapeutique individuel, mais aussi des prises en charge groupales, tant sur demande du milieu judiciaire que des familles elles-mêmes qui sont impliquées dans le dispositif. « Groupados est né en 2002 d’une réflexion sur la nécessité de la prise en charge des abus intrafamiliaux et celle de proposer une prise en charge thérapeutique des adolescents auteurs. En parallèle du besoin de la qualification judiciaire, en tant que lieu de soins, il nous semble important que notre intervention n’enferme pas le jeune dans une identité irréversible d’auteur. Notre travail consiste à lui permettre de mettre du sens sur ses actes afin d’éviter les récidives, sans le déresponsabiliser, tout en lui permettant de se reconstruire autrement. Comprendre ne signifie pas justifier. »
Des ados aux parcours traumatiques
Sans dresser de profil-type, les équipes de Paradoxe et de Groupados remarquent néanmoins que la majorité des jeunes suivis ont eux-mêmes endurés des trajectoires traumatiques : maltraitance, négligence psychique, migration, voire violences sexuelles… Les climats dans lesquels ils se sont construit ne leur ont pas donné l’opportunité d’intégrer les notions d’intimité ou de consentement. Qu’ils fassent l’objet d’une judiciarisation ou soient accompagnés à la demande de leur famille ou d’une institution, ces jeunes sont donc amenés à se réapproprier leur parcours traumatique à travers le suivi. « Au cours du travail thérapeutique, nous retraçons l’histoire du jeune. Pour qu’ils puissent avoir accès au statut de victime de l’autre, il est souvent nécessaire qu’ils puissent être reconnus dans leur souffrance et avoir accès aux traumatismes qu’ils ont eux-mêmes subis, explique Sophie de Beauregard, psychologue au sein du pôle Groupados. Sans cette part du travail thérapeutique, il est très difficile d’amener à une prise de conscience quant à leur propre responsabilité. »
Tout au long du suivi, les relations affectives et sexuelles ne sont jamais problématisées. Car le vrai problème, c’est bien la manière dont la sexualité s’est exercée chez ces jeunes. Sans consentement. « Le premier réflexe de la justice ou de la famille de ces jeunes auteurs, c’est de mettre un couvercle sur la sexualité, regrette Julien Lagneaux. On s’imagine que les violences sexuelles qu’ils commettent proviennent d’un trop-plein de connaissances en matière de sexualité. Mais à cet âge-là, on observe bien souvent que ces ados ne sont encore nulle part dans leur développement sexuel et qu’ils n’ont pas l’occasion de véritablement s’exprimer sur leur sexualité dans un cadre bienveillant. »
Penser la prise en charge des auteurs mineurs
Dans un débat public où les victimes de violences sexuelles ont rencontré tellement d’obstacles à prendre la parole, penser la question de la prise en charge des auteurs, mineurs ou non, reste globalement peu entendable, d’autant plus complexe qu’elle se joue entre sanction et soin. « Il y a la crainte qu’apporter du soin aux auteurs invisibiliserait les victimes et justifierait les actes qu’ils ont posés, souligne Sophie de Beauregard de Groupados. Pourtant, on reste convaincus que plus on mènera un travail d’humanisation, plus on évitera que ces ados ne s’ancrent dans des parcours d’agresseurs sexuels une fois adultes, et plus on évitera de prochaines victimes. Parce que notre mission d’un point de vue sociétal, cela reste d’éviter la récidive. »
En 2017, la pôle Groupados de SOS Enfants-ULB a donné l’opportunité à des jeunes ayant eu recours à une sexualité abusive de participer à un projet d’expression artistique. En a résulté un livret d’écriture et de photographie intitulé « Notre seul visage » dans lequel plusieurs jeunes témoignent, anonymement : « En parlant entre nous, on se dit que notre groupe du jeudi, le Groupados, c’est un peu un hôtel-bunker, un endroit où on est accueilli mais où ce qu’on dit ne sortira pas d’ici, où on sera protégé dans tout ce qu’on dira, dans la manière aussi dont on apprendra ensemble à mettre des mots sur ce qu’on a fait, sur ce qu’on fera pour que ça n’arrive plus, sur ce qu’on fait et fera pour devenir des adultes et se faire une vraie vie. »