A force de faire la morale, les campagnes sanitaires pourraient bien passer à côté de leur objectif. Le sociologue français Patrick Peretti-Watel propose des pistes pourrepenser la prévention. Il sera l’invité de Question Santé1 les 22 et 23 septembre.
Le tabac provoque un vieillissement prématuré. L’abus d’alcool est mauvais pour la santé. Faire du sport réduit les risques cardio-vasculaires.L’obésité est une maladie grave. Boire de l’huile de foie de morue consolide le système immunitaire… Combien de fois par jour sommes-nous soumis à cesslogans nous enjoignant à un mode de vie plus sain et équilibré ?
Tout comme certains élus prônent la tolérance zéro dans le domaine de la lutte contre l’insécurité, en matière de santé, c’est lapolitique du risque zéro qui guide la prévention. A se demander si ne pas manger cinq fruits et légumes quotidiens comme le recommande l’OMS serait devenu un
crime ! A force de vouloir nous protéger contre nous-mêmes, les politiques de prévention sanitaire ne seraient-elles pas passées à côté de leurbut ? C’est la question que posent le sociologue Patrick Peretti-Watel et l’économiste Jean-Paul Moatti dans un passionnant ouvrage Le principe de prévention.
Empruntant aux techniques du marketing commercial, les campagnes de prévention sanitaire nous montrent que ce qui est sain est bien. Et que ce qui est bien est beau. « Dans dessociétés où la santé est devenue une valeur cardinale, l’opposition entre conduite saine et malsaine acquiert une dimension morale. […] Cette opposition estaussi esthétique : les campagnes de prévention mettent souvent en scène la beauté et l’attrait de corps sains aux visages souriants et sereins, tandis que lesconduites malsaines sont plutôt associées à des corps déformés ou mutilés, à des visages flétris ou grimaçants », observe leduo d’auteurs. Derrière ces clichés, on sent poindre le bon vieux culte de la performance. « Le développement de la notion de risque est coextensif d’unecertaine conception de l’homme et de la société qui met l’accent sur l’autonomie et la responsabilité de chacun. » Ainsi, le tabagisme, l’abusd’alcool ou les excès alimentaires seraient devenus des maladies de la volonté. « La prévention se donne comme premier objectif le self-empowerment : ils’agit de restaurer l’autonomie des individus, leur capacité de décision et de maîtrise de soi, ainsi que leur confiance dans l’exercice de cescapacités. »
Prendre soin de sa santé est devenu une marque de distinction. Stigmatiser ceux qui ne le font pas est-il pour autant la bonne voie à suivre ?
Demandez le programme
Patrick Peretti-Watel sera l’invité de deux conférences organisées par Question Santé : « La prévention sanitaire et sesexcès » le 22 septembre à 15 heures et « la prévention, à la croisée de la promotion de la santé et de l’éducationpermanente », le 23 septembre à 10 heures. Salle FARES, rue de la Concorde, 56 à 1050 Bruxelles. Inscription requise : info@questionsante.org
L’homo medicus n’existe pas
« L’alcool est un nutriment non indispensable. » C’est par cette phrase qu’en 2001 l’Institut national français de la santé et de larecherche médicale ouvrait son rapport sur les effets de la boisson. Voilà qui fait preuve de sobriété !
De la même façon que les modèles économiques néo-classiques se sont longtemps basés sur l’existence théorique d’un homoœconomicus agissant de manière rationnelle, la prévention se fonde sur le postulat d’un homo medicus capable de gérer son capital-santé en toutelucidité. Qu’un fumeur refuse d’arrêter par crainte de grossir, qu’une femme accepte un rapport sexuel non protégé pour ne pas vexer son partenaire ousimplement parce que c’est plus jouissif… ces motivations semblent étrangement oubliées par les experts sanitaires, jugent les deux auteurs du livre. « Le sujetidéal de la prévention est hyper rationnel, il adhère sans discuter aux messages préventifs, il reste toujours muet, il ne se préoccupe que de sa santé etdes multiples risques qui le menacent, il ne connaît pas le plaisir. Or la réalité est tout autre : nous nous engageons sans cesse dans des conduites à risque, pourdes motifs aussi nombreux que variés. »
Les auteurs plaident pour une compréhension plus profonde des conduites à risque et pour une meilleure prise en considération du contexte social. Les milieux populairesentretiennent une préférence pour le gras et le salé, prennent-ils comme exemple. Cette prédilection pour les aliments nutritifs se justifiait du temps où le labeurétait physique. Les besoins caloriques ont diminué depuis, mais les goûts sont restés. « Si l’homo medicus ne se nourrit que pour satisfaire des besoinsénergétiques, nos habitudes alimentaires ont des fonctions sociales et symboliques et sont solidement ancrées dans les “arts de boire et de manger” qui sont propresà chaque milieu social. » Les auteurs mettent toutefois en garde contre les discours simplistes qui voudraient que les moins nantis soient davantage « àrisque » parce que moins éduqués et moins concernés par leur avenir à long terme.
La lutte contre les inégalités sociales de santé requiert une démarche compréhensive. Il s’agit de mettre au jour les motivations des populationsfragilisées. Elle demande aussi une démarche réflexive. « Les préventeurs doivent s’interroger sur le vocabulaire qu’ils utilisent, sur les prénotionsqui les guident, mais aussi sur le lieu social d’où ils parlent et sur la distance qui les sépare de ces populations », avertissent les auteurs qui citent une enquêtefrançaise réalisée en 2008 par l’Institut national pour la prévention et l’éducation à la santé. Celle-ci montrait que les personnes issues de milieuxdéfavorisés étaient plus enclines à juger la prévention « énervante, infantilisante, envahissante ».
Fais pas ci, fais pas ça…
A la lecture du livre de Patrick Peretti-Watel et Jean-Paul Moatti, on comprend à quel point la prévention est tout sauf un discours apolitique. La prévention, disent lesauteurs, est une entreprise morale. Et pourquoi pas ? Pour Patrick Peretti-Watel et Jean-Paul Moatti, ce n’est pas forcément là que réside le problème.&
laquo; Les valeurs portées par la santé publique sont tout à fait défendables », jugent-ils. Le danger viendrait plutôt du fait qu’elles se cachentderrière un discours prétendument scientifique. « La santé publique et la prévention ont besoin de se doter d’une éthique, c’est-à-dired’énoncer clairement les principes moraux qui guident leurs actions ainsi que les règles qui aident à départager ces principes lorsqu’ils sont en conflit. »
Prenons l’interdiction de fumer dans les lieux publics en France. Cette décision met en opposition deux arguments : protéger la santé des non-fumeurs d’une part,respecter la liberté des fumeurs de l’autre. « On a le sentiment que les pouvoirs publics ont d’abord tardé à instaurer cette interdiction parce qu’ils craignaientqu’elle ne soit trop impopulaire, puis ont franchi le cap une fois rassuré par les sondages », critiquent les auteurs pour qui il aurait mieux valu poser ouvertement le débatsur la place publique.
Pour gagner en légitimité, la prévention doit assumer sa dimension morale. Elle doit aussi être plus démocratique et transparente. Trop souvent, lesintérêts de l’industrie pharmaceutique et agroalimentaire se mêlent aux politiques de prévention, dénoncent les auteurs. Aux Etats-Unis, les fabricants de patchsà la nicotine ont mené un lobbying intensif pour que leurs produits soient remboursés par l’assurance-maladie, alors que des études montrent que l’arrêt brusqueserait aussi efficace. Même procédé en Angleterre avec l’industrie des régimes amaigrissants. « Il s’agit de promouvoir une éthiquedélibérative, participative, et non de confisquer la réflexion éthique au profit d’un cénacle d’experts qui raisonnent en vase clos ou entretiennent des relationsopaques avec des acteurs économiques en quête de profit », concluent le sociologue et l’économiste.
1. Question Santé :
– adresse : rue du Viaduc, 72 à 1050 Ixelles
– tél. : 02 512 41 74
– site : www.questionsante.org