Les eurodéputés ont adopté, jeudi 16 février à Strasbourg, un rapport qui doit modifier en profondeur le projet ultra-polémique de directive dite »Bolkestein ». Du nom de l’ex-commissaire au Marché intérieur, elle avait été présentée pour la première fois en janvier 2004. Cette directive vise lalibéralisation des services dans l’Union européenne (UE). Ce vote résulte d’une longue négociation entre quelques délégués du partisocialiste européen (PSE) et du parti populaire européen (PPE, droite). Ce coup de poker droite-gauche mêle à l’extrême libéralisme etpréservation des acquis sociaux1. Reste en suspend une définition plus précise des SIEG, les services d’intérêts économiquesgénéraux. À ce propos, le Crisp vient de sortir un cahier consacré aux Services d’intérêt général (SIG), ces activités de service,marchandes ou non, considérées d’intérêt général par les autorités publiques (des États membres) et soumises pour cette raison à desobligations spécifiques de service public2.
Au terme d’un long débat, les eurodéputés ont finalement adopté une version très remaniée de la directive services sur la libéralisation desservices. Le rapport de la sociale-démocrate Evelyne Gebhardt (Parti socialiste européen) a été adopté à 391 voix pour, 213 contre et 34 abstentions,grâce à la trentaine d’amendements présentés en commun avec l’équipe de Malcolm Harbour, rapporteur « fictif » des conservateurs et deschrétiens-démocrates (PPE).
Un compromis nécessaire
Pour en arriver là, une poignée de socialistes et de conservateurs ont dû batailler ferme – à l’extérieur et à l’intérieur de leurparti. Mais le jeu en valait la chandelle : les services représentent plus de la moitié de l’économie européenne et seulement 20% des échanges commerciauxintracommunautaires. Ils sont le principal gisement d’emplois dans l’espace européen. Leur libéralisation constitue, en outre, le cœur de la stratégie de Lisbonne sur lacompétitivité européenne. Avec en toile de fond, 30.000 à 50.000 personnes venues manifester à Strasbourg, le 14 février, contre la « DirectiveBolkestein », les eurodéputés ont envoyé au moins deux messages clairs à la Commission européenne et aux États membres, toujours trèsdivisés sur le projet.
D’une part, le Parlement entend peser dans les décisions communautaires, surtout lorsqu’elles touchent au modèle social européen. D’autre part, l’UEdoit mieux articuler libéralisme et préservation des acquis sociaux, de surcroît après le rejet du projet de Constitution européenne en France et aux Pays-Bas.
Les socialistes francophonnes belges, leurs homologues français, les Verts et la Gauche radicale ont, de leur côté, rejeté le compromis, considérant qu’ilne répondait pas aux préoccupations sociales des Européens et qu’il encourageait le recours en Cours de justice, qui trancherait in fine dans un sens libéral.
Un soutien confortable
L’initiative, pourtant rejetée par l’Unice, le patronat européen, et bien accueillie par la Confédération européenne des syndicats (CES), abénéficié du soutien de la Commission européenne.
Celle-ci a défendu bec et ongle le texte initial. Mais, pressée d’en finir, elle a préféré un compromis droite-gauche qu’un rejet en premièrelecture : « À l’issue d’un débat de près de deux ans, il est maintenant grand temps de laisser les clivages derrière nous, de construire des ponts, de créerles conditions d’un accord », a plaidé le président José Manuel Barroso lors du débat parlementaire.
De son côté, Charlie McCreevy, commissaire au Marché intérieur, s’est engagé à modifier le texte sur la base des amendements de compromisvotés à une large majorité : « S’il y a un large consensus, la Commission révisera sa proposition pour inclure ces amendements », a-t-il dit. Il anéanmoins précisé qu’il lui faudrait « régler les problèmes d’entraves à la directive ». Car, selon lui, « le compromis nepermet pas de contourner les dispositions du Traité ou de la jurisprudence de la Cour européenne de justice ». Il envisage de publier la nouvelle mouture de la directive avant lafin avril.
Largement favorable au compromis, la Confédération européenne des syndicats (CES) a appelé la Commission européenne à en « tirer des conclusions». Son Secrétaire général, John Monks, a salué la suppression des références au droit du travail – couvert par la « Directive détachementdes travailleurs » de 1996 – ainsi que l’exclusion de secteurs sensibles comme les agences de travail intérimaire et les services de sécurité privée.
Pour sa part, l’Unice considère que le Parlement a privé la directive de sa capacité à créer de la croissance et des emplois en Europe : «Après ce vote (…) le devoir de la Commission est de garantir un marché interne réel pour des services. Le but est de retirer les obstacles et de créer de nouvellesactivités. 600.000 à 800.000 nouveaux emplois sont en jeu », a prévenu son président, le français Ernest-Antoine Seillière.
Les ONG sociales sont, elles, satisfaites de l’exclusion des services sociaux, en sus des services d’intérêt général (SIG) : « Toutefois, ils’agit maintenant de savoir comment la Commission va réagir dans sa future communication sur les services sociaux », souligne Vincent Forest du réseau European Anti-povertynetwork (EAPN).
Pour reconnaître la spécificité des services sociaux en Europe.« Ce qui a été très positif, c’est de constater tout d’abord que les deux principauxgroupes du Parlement, le parti populaire européen (PPE) et le parti socialiste européen (PSE) s’étaient mis d’accord avant la plénière pour exclure les servicessociaux du champ de la directive », note Laurent Ghekière, Délégué de l’Union sociale pour l’habitat auprès de l’UE, qui précise : « Alors que lePPE proposait une liste fermée de services sociaux, réduite au logement social, à l’aide aux familles et à la petite enfance, le PSE défendait une liste ouverte etnon limitative. C’est finalement, et c’est une autre bonne surprise, l’amendement du PSE qui a été adopté ».
Des interprétations divergentes
« À partir d’aujourd’hui, la directive Bolkestein n’existe plus », s’est exclamé Martin Schulz, président du PSE, au début du débatparlementaire. Autrement dit, la directive a été vidée de ses éléments les plus contestables : le principe du pays d’origine et l’inclusion desSIEG.
C’est surtout l’interprétation qu’en a donné Evelyne Gebhardt : « J’ai profondément modifié le projet de la Commission européenne», a-t-elle déclaré, en soulignant : « J’ai fait de ce texte néo-libéral, un texte de loi où ce sont les gens qui sont placés au cœur decette directive ».
Ce résultat est d’autant plus surprenant que quelques mois auparavant, le vote interne au Parlement en commission du Marché intérieur, responsable sur le fond, avaitété largement favorable aux deux dispositions libérales. Evelyne Gebhardt s’était même abstenue de voter son propre rapport après l’adoption desamendements des chrétiens démocrates et des libéraux qui rétablissaient le principe du pays d’origine. La rapporteure avait alors entamé une difficilepériode de négociations avec les délégués du PPE.
Résultat, le PSE a obtenu la suppression du principe du pays d’origine, remplacé par « la liberté de circulation ». Mais, les objectifs du texte restent, demanière générale, la liberté d’établissement et la libre prestation transfrontalière. « Nous avons veillé à réduire toutes lesentraves qui perturbent la libre prestation de services dans l’UE », a indiqué Evelyne Gebhardt.
Concernant la liberté d’établissement, le rapport retient la législation du pays d’accueil. Il remet au goût du jour les mesures de simplification administrativede la directive, en particulier le « guichet unique » (lieu unique où les prestataires étrangers auront accès aux démarches administratives du pays d’accueil)dont les compétences sont élargies : « Les dispositions relatives à la simplification administrative ne concernaient initialement que l’établissement desprestataires, désormais la circulation des services est également touchée », explique le communiqué publié par le Parlement. Et d’ajouter : « Ellelimite ou interdit les exigences juridiques restrictives pour mettre à égalité un prestataire européen à égalité avec un prestataire national».
Pour limiter les établissements de prestataires, les États pourront invoquer la « raison impérieuse d’intérêt général » couvrant,entre autres, la protection de l’ordre public, la sécurité publique, la sûreté publique, la santé, la protection des consommateurs, la lutte anti-fraude, laprotection de l’environnement, la propriété intellectuelle, la protection du patrimoine national.
Pour la liberté de prestation transfrontalière, le PSE n’est pas parvenu à imposer la législation du pays de destination. Et si Evelyne Gebhardt rassurel’opinion en déclarant que « selon le traité européen, si le principe du pays d’origine n’est pas cité, c’est automatiquement le pays dedestination qui est appliqué », le PPE ne l’entend pas, lui, vraiment de cette oreille.
En effet, après le vote, les négociateurs du PPE, Malcolm Harbour en tête, se sont empressés d’annoncer que, même absent du texte, le principe du paysd’origine reste de mise dans la mesure où il appartient au traité et à la jurisprudence de la Cour : « Le compromis sur la liberté de fournir des servicesgarantit que les entrepreneurs auront le doit de travailler au-delà des frontières – le principe du pays d’origine fait partie des Traités européens – il continue des’appliquer », lit-on dans un communiqué final.
Le Français Jacques Toubon a quant à lui justifié le message en rappelant que le principe du pays d’origine figure dans le droit communautaire depuis l’Acte uniquede 1986 et qu’il assure les libertés fondamentales de circulation. L’important était, selon lui, de ne « pas mettre en cause les politiques publiques, les servicespublics, la santé et l’environnement ».
Toutefois, selon l’accord, qui concerne les seuls services commerciaux, c’est l’État de destination, et non d’origine, qui contrôle la libre prestation de services. Ainsi,les États ne pourront pas obliger un prestataire à ouvrir un bureau ni lui interdire d’utiliser une « certaine infrastructure », mais le PPE a concédédes garde-fous au PSE.
Les autorités du pays d’accueil pourront ainsi invoquer l’« ordre public », la « sécurité publique », la « protection del’environnement » et la « santé publique » pour limiter la libre circulation des services, tout en respectant les principes communautaires de « non discrimination(nationalité), « nécessité » (justification des limites), et « proportionnalité » (ne pas aller au-delà du but).
La « politique sociale » et la « protection des consommateurs » ont été effacées des restrictions parce qu’elles risquent, selon le PPE,d’inciter les États à utiliser des mesures protectionnistes. Le PSE a cédé en expliquant qu’elles étaient protégées ailleurs dans letexte.
Ces quelques aspects du compromis ont suscité des réactions très hostiles au sein des autres partis. La Gauche radicale unitaire a qualifié l’accord de «compromis au rabais », après l’exclusion de « la politique sociale et la protection des consommateurs ».
Pour les Verts, la version actuelle aggrave le flou juridique de la directive : « La formulation de l’article 16 sur la (libre) prestation des services n’apporte aucune clartéà la loi qui sera applicable, et la capacité des États membres à appliquer leurs normes reste incertaine », a estimé Pierre Jonckheer, vice-présidentdu Groupe des Verts/ALE.
Les Socialistes français et belges francophones ont défié le PSE en rejetant la directive. Ils ont voté pour les améliorations sociales, mais contre un texteconstituant, selon eux, « une rupture dans l’histoire de la construction européenne selon la méthode Delors de l’harmonisation ». La députéefrançaise Béatrice Patrie a expliqué que l’exclusion du droit du travail et des conventions collectives concerne les seuls travailleurs salariés : « Leplombier polonais ne sera pas salarié mais il sera indépendant ou ‘faux indépendant’ car contraint par son employeur à prester ses services de manièreindépendante », a-t-elle dit.
Enfin, les libéraux ont parlé d’une directive « émasculée » : « Nous ne contemplerions pas une telle émasculation du projet lalégislation si M. Barroso et ses commissaires avaient défendu leur projet de directive au lieu de s’incliner face aux moulins à vent », a lancé leur chef, GrahamWatson. Ils ont tout de même voté pour le rapport afin de « dynamiser la croissance économique, élargir le choix des consommateurs et faciliter la mobilité destravailleurs au sein de l’UE ». Pour eux aussi, « le principe du pays d’origine demeure […] inchangé », puisqu’il autorise « les fournisseurs de serviceslégalement établis dans un État membre à prester librement dans toute l’UE »
Monnaie d’échange
Au jeu du « donnant-donnant », les services d’intérêts économiques généraux (SIEG) ont, semble-t-il, servi de monnaie d’échange.Quelques-uns, comme la santé, le logement social, l’intérim, les services sociaux, les services liés à l’enfance et à la famille, les serviceséducatifs et culturels ont été explicitement exclus du champ d’application de la directive. Tous les autres sont concernés : l’éducation privée,les services postaux, la distribution d’électricité, le gaz, l’eau, le traitement des déchets, etc.
C’est pourquoi, à terme, les Vingt-cinq doivent se mettre d’accord sur une définition des SIEG qu’ils souhaitent exclure du marché intérieur. Àce sujet, le PSE a joué les trouble-fête en annonçant, le 7 février, qu’il préparait un projet de directive-cadre sur les services publics. Une démarcheutile, estime Laurent Ghékière, mais qui ne doit pas pour autant se limiter aux services en réseaux, comme le projet le laisse supposer, pour inclure également les SIEGayant une fonction sociale. Toutefois, l’initiative appartient bien à la Commission européenne, et celle-ci refuse toujours de répondre à la demande socialistefaute, selon elle, de bases juridiques dans les traités existants. De leu côté, les États membres doivent se prononcer sur le vote de la « Directive services »au Parlement européen à l’occasion du Conseil européen de la mi-mars.
ENCADRE
Un courrier du Crisp met les points sur les SIG
C’est au moment du vote de la directive Bolkestein au Parlement européen que le Crisp publie un Courrier hebdomadaire consacré aux Services d’intérêtgénéral (SIG). Timing opportun : on sait que le vote d’une directive cadre sur les SIG fait précisément partie des préalables que mettent bon nombre dedéputés au vote d’une directive libéralisant les services. Sous la plume d’Eric Van den Abeele, à la fois attaché à la Représentation belgeauprès de l’UE et professeur à l’Université de Mons-Hainaut, le Courrier s’attache à retracer le – peu de – cadre juridique des SIG, à dresser lebilan de l’action communautaire en la matière (Commission, Conseil et Parlement), et à délimiter les enjeux qui relient la directive-services et cette hypothétiquedirective-cadre sur les SIG.
Les SIG désignent les activités de service, marchandes ou non, considérées d’intérêt général par les autorités publiques (desÉtats membres) et soumises pour cette raison à des obligations spécifiques de service public. Vu leur caractère non économique, elles seraient explicitement excluesdu champ d’application du Traité. On y distingue, d’une part, les activités participant à l’exercice de l’autorité publique (administration et toute activité quitouche à la puissance publique), d’autre part, les Services d’intérêt général non économique (SIGNE) qui comprennent les systèmes d’éducationobligatoire, les régimes de sécurité sociale, les pensions du premier pilier, etc.
Quant aux Services d’intérêt économique général (SIEG), mentionnés à l’article 86§2 du Traité, ils désignent « lesactivités de service marchand remplissant des missions d’intérêt général, et soumises de ce fait par les États membres à des obligationsspécifiques de service public. C’est le cas en particulier des services en réseaux de transport, d’énergie, de communication, etc. » Inséré dans leTraité, lors du Conseil d’Amsterdam de 1996, un article reconnaît la place SIEG, sans pour autant reconnaître aux citoyens des droits positifs à en bénéficierà un prix abordable sur l’ensemble du territoire.
Des définitions dont, en dernier ressort, presque tous les termes demanderaient à être expliqués eux aussi. Et surtout, un usage éminemment variable du terme SIG,tantôt employé dans une acception large – comme dans le titre du présent Courrier – qui agrège pouvoirs régaliens, SIGNE et SIEG –tantôt dans une acception restreinte (excluant les SIEG). Une des difficultés provient précisément du refus – maintes fois réitéré par lelégislateur européen – d’arrêter une liste des SIG ou des SIEG. Motif invoqué pour ce refus? Une telle liste risquerait de figer l’évolution des marchéset de freiner le développement économique. Conséquence : la persistance de ce que l’auteur nomme une « zone grise » qui concerne par exemple l’enseignementsupérieur (SIGNE ou SIEG ?).
C’est pour jeter de la lumière sur cette zone grise que s’est posée la question d’une directive-cadre sur les SIG (au sens large). Notons que si l’opportunité d’une telledirective est largement débattue, seuls deux pays – France et Belgique – se sont officiellement prononcés en sa faveur. Au niveau des groupes politiques, les Verts et lessocialistes (PSE) s’en sont également fait les avocats. Eric Van den Abeele s’attache à retracer l’historique de cette revendication ainsi que les alternatives en cas d’échec decette voie : agences européennes de régulation (qui auraient l’avantage de permettre l’émergence de services publics européens coordonnant et complétant l’actiondes services publics nationaux) ; charte des SIG fondée sur une approche « droits fondamentaux » ; méthode ouverte de coordination qui « permettrait de faire admettreprogressivement et de manière pragmatique la nécessité de règles communes » ; établissement d’un socle commun dans les SIEG (« probablementl’alternative la plus acceptable pour la Commission »).
En guise de conclusion, l’auteur insiste sur la manière « dérogatoire et conditionnelle » dont l’UE a appréhendé jusqu’ici les SIG et SIEG : «L’État pourra intervenir, mais seulement en cas de défaillance du marché, pour compenser la partie des missions de service public qui ne serait pas assurée par leprivé. » Et de rappeler que le débat relatif à la directive services pourrait être l’occasion de « reposer les termes du débat ».
FIN ENCADRE
1. Le lecteur peut se référer au n° spécial que l’Agence Alter a publié avant le vote dela directive Bolkestein.
2. Eric Van den Abeele, « Les services d’intérêt général, État du débat européen », Courrier hebdomadaire du Crisp, n°1901-1902.