Céline Topet, cheffe de projet du Plan de cohésion sociale de Montigny-le-Tilleul, s’est intéressée à la situation de jeunes aidants proches, comme Cassandra, dans la région de Charleroi dans le cadre de ses études. Plus particulièrement sur les conséquences psychosociales et la construction identitaire de ces jeunes souvent démunis face à la situation dans laquelle ils évoluent au quotidien. L’idée de travailler sur ce sujet vient évidemment de son propre vécu, en s’étant occupée de sa grand-mère.
«Toute notre vie est aménagée autour de cette situation d’aidance, autour de la maladie, du handicap, du vieillissement de la personne. Notre vie de jeune est mise entre parenthèses parce qu’un jeune aidant ne va pas se permettre d’entreprendre des démarches ‘colossales’, liées à sa propre existence: choix d’une orientation, réorientation professionnelle, achat d’une maison, un mariage, des enfants…» Actuellement en Wallonie, la situation des jeunes aidants proches reste mal connue. «Pour l’avoir vécue, je sais que les dispositifs existants ne permettent pas d’être accompagnés et soutenus dans ce rôle quotidien.»
Dans l’étude qu’elle a consacrée à la situation de ces jeunes aidants, en allant à leur rencontre, Céline Topet a mis en place des groupes de parole. «Il y a ce sentiment ancré chez ces jeunes qu’il ne faut pas se plaindre, et que ce n’est pas eux qui passent avant toute chose, mais la personne malade.»
«Il y a ce sentiment ancré chez ces jeunes qu’il ne faut pas se plaindre, et que ce n’est pas eux qui passent avant toute chose, mais la personne malade.» Céline Topet, cheffe de projet du Plan de cohésion sociale de Montigny-le-Tilleul et ancienne jeune aidante
Ces groupes de parole peuvent aider, c’est vrai, mais ce qu’ils cherchent surtout, selon Céline Topet, c’est du pratico-pratique, d’être épaulés… «Ils se sentent seuls, sont perdus, sans repères pour la plupart… Les professionnels au sens large – assistant social, enseignant, personnel soignant – ne sont pas au courant de cette thématique. Dès lors, comment un jeune aidant peut-il être au courant de sa propre situation. Pour lui, c’est normal de le faire. Le fait d’être seul ne permet pas de chercher de l’aide pour améliorer sa situation, et ce, à tous les niveaux.»
Une réalité énorme
Delphine Kirkove, attachée de projet au Centre d’expertise en promotion de la santé de l’ULiège, a supervisé elle aussi une étude consacrée à la situation de ces jeunes en province de Liège. Situation d’aidance qui touche un jeune sur cinq. «Dans une classe, cela signifie que quatre ou cinq élèves sont concernés par l’aidance. C’est énorme!» D’autant plus qu’une étude similaire menée en 2017 en Fédération Wallonie-Bruxelles indiquait qu’à l’époque, cette réalité concernait alors deux ou trois élèves par classe.
Dans l’enquête menée par l’ULiège sur le sujet, ce sont majoritairement les filles (61%) qui sont touchées par cette situation. Une situation renforcée en outre dans les familles où les conditions socio-économiques sont fragiles. «Malheureusement, ces jeunes sont une ‘main-d’œuvre’ gratuite et, dans une famille qui rencontre des difficultés socio-économiques, on va davantage solliciter le jeune au lieu de faire appel à différents services comme l’aide à domicile.»
«Malheureusement, ces jeunes sont une ‘main-d’œuvre’ gratuite, et dans une famille qui rencontre des difficultés socio-économiques, on va davantage solliciter le jeune au lieu de faire appel à différents services comme l’aide à domicile.» Delphine Kirkove, attachée de projet au Centre d’expertise en promotion de la santé de l’ULiège
Une situation qui débouche, au niveau de leurs études, à du redoublement ou à être «relégués» dans l’enseignement technique et professionnel. «Être aidant proche suppose une sollicitation, ce qui empêche d’avoir du temps pour étudier. Ils sont plus fatigués, moins attentifs en classe, ce qui conduit progressivement à du décrochage.» Dans 50% des cas, au sein de l’école, personne n’est au courant de la situation du jeune. Cela reste un «tabou». «Les jeunes voient en outre l’école comme un terrain neutre, le seul lieu où ils peuvent penser à eux. Ils n’ont pas forcément envie d’en parler, de devoir porter cette étiquette et ce poids d’aidant proche. C’est la raison pour laquelle il est si difficile d’en parler avec eux. Leur coller une étiquette n’est pas ce qui va les aider…»
Une étiquette d’aidant proche dans laquelle ils ne se reconnaissent pas non plus. C’est donc loin d’être une situation facile à prendre en compte. «Le premier réflexe serait d’agir, d’intervenir, mais il faut faire attention à cet interventionnisme, car on peut faire pire que mieux. En fait, le jeune qui intervient auprès de son parent a créé tout un système qui peut être maladroit, imparfait, et sans doute le jeune en souffre, mais cela maintient un équilibre. Si on intervient, on peut tout déséquilibrer au sein de la famille, raison pour laquelle il faut rester prudent, avancer petit à petit, voir quels sont les besoins du jeune, voir si le jeune est d’accord d’être accompagné, si le parent l’accepte…»
Un meilleur accompagnement
Face à tous ces constats, l’asbl Aidants proches Wallonie a décidé de travailler sur un meilleur accompagnement des jeunes avec le soutien du Fonds social européen. Une réalité qui concerne, selon l’asbl, près de 220.000 jeunes wallons de moins de 26 ans alors qu’à l’échelle du pays, on dénombrait en 2023 un peu plus de 600 jeunes officiellement reconnus comme aidants proches.
Ce projet wallon vise donc à mieux identifier ces jeunes et leurs besoins. «Pouvoir s’identifier, se reconnaître, pour tous les aidants proches en général, pour les jeunes en particulier, est essentiel afin d’éviter le non-recours», indique Maxime Delaite, directeur de l’asbl wallonne.
Cela passe donc en grande partie par davantage de sensibilisation des professionnels. «On peut constater sur le terrain, et des retours qui nous sont faits, que les professionnels ne se rendent pas forcément compte du nombre de jeunes aidants, de leur réalité, et de l’ampleur du phénomène et de ses conséquences sur le développement du jeune», poursuit Amandine Nihoul, chargée de projet au sein de l’asbl. Un premier pas essentiel qui doit soutenir et accompagner tous ceux qui pourraient être en contact direct avec ces jeunes. «Comme chaque situation est singulière, la tâche est d’autant plus difficile», insiste sa collègue Marie-Noële Denamur. «L’idée est que chaque travailleur social, chaque enseignant, chaque éducateur, chaque animateur puisse à un moment identifier que le jeune qu’il a en face de lui est peut-être un jeune aidant proche», complète Amandine Nihoul. «En accompagnant le jeune, il ne s’agit pas de minimiser l’impact positif qu’il peut y avoir derrière l’aide qu’il apporte à un parent, mais bien de l’accompagner dans les aspects négatifs, le revers de ce soutien, continue Marie-Noële Denamur. Dans les écoles, cela peut prendre la forme d’une généralisation d’un statut d’aidant proche comme cela a été mis en place à l’ULB afin de faciliter la récupération de cours, l’aménagement des horaires et des modalités d’examen, là où cela est possible.»
«On peut constater sur le terrain, et des retours qui nous sont faits, que les professionnels ne se rendent pas forcément compte du nombre des jeunes aidants, de leur réalité, et de l’ampleur du phénomène et de ses conséquences sur le développement du jeune.» Amandine Nihoul, chargée de projet au sein de l’asbl Aidants proches Wallonie.
L’association veut par ailleurs s’inspirer de ce qui se fait en Flandre avec le «Kinderflex», par exemple. Il s’agit d’un dispositif destiné à identifier et à soutenir les jeunes aidants en leur assurant une intervention précoce et un accompagnement adapté. «Dès qu’une pathologie est découverte chez un parent ou un proche, l’idée est d’identifier l’aidant proche et d’établir avec lui un parcours d’accompagnement. Plus tôt il est identifié, accompagné et informé, moins il rencontrera des situations de crise», résume Maxime Delaite.
Quant à l’ouverture d’une maison pour jeunes aidants comme à Bruxelles, elle serait, selon l’asbl wallonne, tout simplement impossible, même si l’asbl reçoit régulièrement lors de ses permanences des témoignages de jeunes confrontés au manque de structures permettant un répit. «Le territoire est tellement large qu’il faudrait au moins une maison de jeunes aidants par arrondissement judiciaire, et encore. Ce qui demanderait des moyens financiers importants», estime le directeur de l’asbl.
Il faudra donc être imaginatif, selon lui, sachant que ces moyens ne sont pas disponibles et que des mesures simples peuvent aider à développer des politiques spécifiques en faveur de ces jeunes. «Cela a du sens de proposer à ces jeunes des lieux de répit, d’autant que ce sont des structures qui leur permettent de rencontrer d’autres jeunes qui vivent des situations similaires à eux… Mais l’idée de notre projet est de travailler avec des dispositifs existants pour accompagner ces aidants proches…», conclut Maxime Delaite, dont l’association va mettre toute son expertise au service des structures susceptibles de venir en aide à ces jeunes.