Avec ses valeurs de solidarité, de participation et de justice sociale, l’économie sociale – qui compte une majorité de femmes dans ses rangs – semble être forcément inclusive. Et, pourtant, elle n’échappe pas aux inégalités… Une étude fait la lumière sur cet enjeu en Wallonie. Décryptage.
Par Manon Legrand
Miroir, miroir, dis-moi que l’économie sociale est la plus égalitaire du royaume… Puisque sa finalité sociale est de rencontrer les besoins de la société plutôt que de viser le profit, puisqu’elle défend des valeurs de solidarité et de justice sociale, on aurait envie de croire que l’économie sociale est forcément égalitaire. Et, pourtant, le miroir magique ne hochera pas la tête de haut en bas. Parce que l’économie sociale, c’est-à-dire ces milliers d’associations, sociétés et coopératives à finalité sociale, fondations et mutuelles, n’échappe pas aux inégalités entre les femmes et les hommes. C’est sur cette question que s’est penchée la chercheuse Elodie Dessy (au Centre d’économie sociale de HEC Liège et aujourd’hui chercheuse postdoctorale à l’IÉSEG) pour une étude commandée par la coopérative de finance solidaire Crédal dans le cadre du plan Genre 2020-2024 de la Wallonie qui vise notamment à «soutenir et booster l’entrepreneuriat social au féminin en Wallonie».
Un angle mort
Un premier constat: peu de monde se penche sur cet enjeu. Ce qui a inspiré le titre à Elodie Dessy pour cette étude: le genre est un angle mort de l’économie sociale.
«J’ai été frappée de voir à quel point les agences-conseils agréées en économie sociale que j’ai interviewées et des entrepreneurs et entrepreneuses en économie sociale s’étaient en fait peu posé cette question de l’égalité femmes/hommes, des réalités rencontrées par une femme qui entreprend en économie sociale, des obstacles qu’elles pouvaient rencontrer, etc. Ils affirment qu’il y a égalité sans jamais pouvoir la démontrer», explique Elodie Dessy. Un désintérêt qui prend la forme du «déni», de la «dilution» de la question du genre dans les autres inégalités, de l’«esquive» – «ce n’est pas de notre ressort!» – ou du renvoi de la question à «une affaire de femmes».
L’économie sociale, c’est-à-dire ces milliers d’associations, sociétés et coopératives à finalité sociale, fondations et mutuelles, n’échappe pas aux inégalités entre les femmes et les hommes.
Un deuxième constat: le manque cruel de chiffres. «Ce qui nous empêche de répondre à de nombreuses questions et donc, de mener des actions», déplore Elodie Dessy. Exemple en matière d’accès aux financements par exemple. «L’accès aux financements est mentionné comme l’un des principaux freins à l’entrepreneuriat des femmes, mais peu de données nous permettent d’évaluer si les collectifs de femmes, d’hommes ou mixtes accèdent à des financements différents en Wallonie.»
Des femmes bien présentes mais peu représentées
Les quelques données chiffrées dont on dispose montrent que les femmes sont très nombreuses dans l’économie sociale. Raison pour laquelle les recherches ont parfois qualifié les organisations sociales de «ghettos d’emplois féminins» ou de «placebo pour les femmes», comme le relève l’étude dans sa revue de la littérature. Le dernier rapport de l’Observatoire de l’économie sociale de la Fédération Wallonie-Bruxelles dévoile qu’elles représentent sur l’ensemble 70% de l’emploi salarié des entreprises de l’économie sociale en termes de postes de travail. Dans l’économie classique, elles n’en représentent que 50%.
«En Wallonie, alors que les femmes ne constituent que 44% de l’emploi dans l’économie dite ‘classique’, elles représentent 74% de l’emploi dans l’économie sociale», précise la chercheuse. Avec, dans certains secteurs, une écrasante majorité: la santé humaine et l’action sociale emploient 79% de femmes, les activités de titres-services 98%, l’éducation et l’enseignement 65% de femmes.
Le dernier rapport de l’Observatoire de l’économie sociale de la Fédération Wallonie-Bruxelles dévoile qu’elles représentent sur l’ensemble 70% de l’emploi salarié des entreprises de l’économie sociale en termes de postes de travail. Dans l’économie classique, elles n’en représentent que 50%.
Si elles sont fortement présentes sur le terrain de l’économie sociale, cela ne veut pas pourtant dire qu’elles y sont bien logées. «L’économie sociale est notamment développée dans des secteurs qui sont dévalorisés de manière générale, parce qu’associés à des compétences féminines. On parle du ‘care’ notamment. Si les femmes sont beaucoup plus présentes dans ces secteurs, et vu que ce sont déjà des secteurs qui attirent beaucoup plus de femmes pour des questions de stéréotypes, on va forcément retrouver dans l’économie sociale des inégalités comme on les retrouve ailleurs», explique Elodie Dessy.
L’étude s’est concentrée sur deux secteurs, le care et l’agriculture. «Une limite qui s’explique par la difficulté d’obtenir des entretiens, concède la chercheuse. Pour éliminer le biais du secteur, il faudrait interroger de nombreux autres secteurs…»
Plafond de verre
Pour saisir les inégalités de genre, l’étude s’interroge aussi sur la possibilité qu’ont les femmes d’accéder à des fonctions plus hautes de direction, de présidence, de membre du conseil d’administration. L’économie sociale échapperait-elle au phénomène du plafond de verre? Ici aussi, on oublie le conte de fées.
Le dernier baromètre de l’économie sociale pour 2023 a réalisé un focus genre dans les conseils d’administration (sur la base du genre du prénom, puisque le genre n’est pas précisé dans les données de la Banque-Carrefour des entreprises). On y apprend que «les administratrices ont toujours été plus nombreuses dans l’économie sociale que dans l’économie classique». En 2021, en Wallonie et à Bruxelles, il y avait 15% des femmes en plus dans les conseils d’administration des structures actives dans l’économie sociale (37%) que dans les autres.
Si c’est mieux que dans l’économie classique (78% d’hommes et 22% de femmes), pas de quoi non plus se réjouir. Plus l’organisation est grande, moins elles sont nombreuses. «Ce constat pose la question de la répartition du pouvoir: plus l’organisation est grande, plus elle a la possibilité d’exercer du pouvoir dans la société. Par là, les hommes jouissent d’un pouvoir plus grand que les femmes», relève Elodie Dessy. «Aussi, nous ne savons pas quelle fonction elles occupent au sein des CA», poursuit-elle.
En 2021, en Wallonie et à Bruxelles, il y avait 15% des femmes en plus dans les conseils d’administration des structures actives dans l’économie sociale (37%) que dans les autres.
Concernant les postes de direction, les chiffres manquent à nouveau. Il faut se tourner vers l’étranger – «en France, 13% des salariées sont cadres contre 22% des salariés, et les femmes représentent 45% des responsables associatifs», rapporte l’étude – ou remonter en 2011, lorsque la SAW-B, la Fédération d’économie sociale, avait relevé que, parmi ses 119 membres, un quart des structures avaient une femme à leur tête.
Plafond de verre, entonnoir inversé, ségrégation horizontale et verticale, l’économie sociale coche tout.
L’économie sociale n’échappe donc pas aux représentations sexistes, à l’essentialisation («les femmes seraient ‘pro-social’ par nature»), à la dévalorisation du travail du soin, à une répartition des tâches encore imprégnée de la division sexuée du travail, et au «sentiment d’illégitimité» que peuvent ressentir les femmes – lié à leur socialisation, mais aussi «au paternalisme ou au manque de considération» des partenaires croisés sur leur route.
Pistes et recommandations
L’étude débouche sur plusieurs recommandations et pistes d’action pour une approche genre dans l’économie sociale en Wallonie.
Renforcer les statistiques genrées et les traiter, s’interroger sur les conditions d’une parité qualitative dans les instances de gouvernance, avec une parité stricte 50-50 et animer les réunions grâce à des outils d’intelligence collective pour s’assurer que les femmes aient accès à la parole… Telles sont les pistes prioritaires de l’étude.
Parce que l’économie sociale n’échappe pas aux représentations et aux stéréotypes, on l’a dit, un travail sur les mentalités est donc nécessaire, mais aussi sur les politiques publiques: revaloriser le secteur du care, consolider les politiques pour davantage faciliter une conciliation entre vie privée et vie professionnelle. Telles sont les recommandations hautement souhaitées dans l’étude.
«Mes questions semblaient déranger en raison du fait que beaucoup de mes interlocuteurs se sentaient non outillés. Ce qui montre la nécessité de la sensibilisation et de la formation», insiste Elodie Dessy.
Parallèlement à l’étude – et au colloque –, Crédal a mis en place et à disposition en ligne un «kit d’outils Genre à destination du secteur». Celui-ci suggère de nommer un ou une responsable genre dans l’organisation chargée par exemple d’évaluer la prise de parole égalitaire dans les réunions, qu’il ou elle propose des exercices pratiques pour comprendre les emplois du temps genrés, sensibilise aux risques du travail gratuit (l’économie sociale compte une majorité de bénévoles femmes) et aux tâches liées au soin davantage prises en charge par les femmes, invite à communiquer de manière inclusive, etc.
«Aux agences-conseils de s’en emparer désormais», préconise Patricia Cardon, directrice du pôle d’accompagnement chez Crédal. Et le nouveau décret relatif aux agences-conseils en économie sociale (adopté par le gouvernement wallon en deuxième lecture en juillet 2023) pourrait les y encourager puisqu’il préconise que «les conseillers soient formés en formation continuée en matière de gestion et de genre». Au niveau européen, le projet CAPSE (Collective Action for Parity in the Social Economy) vient d’être lancé. Porté en Belgique par la plate-forme de concertation des organisations représentatives de l’économie sociale en Belgique francophone (ConcertES) et par le think thank Pour la solidarité, il vise à tendre vers plus d’égalité au sommet des instances dirigeantes de l’économie sociale et solidaire en Europe, en préconisant notamment le «développement d’outils pédagogiques» et d’«identifier les besoins et freins spécifiques des organisations en matière d’accès des femmes aux postes à responsabilités et valoriser des rôles modèles».
Crédal a mis en place et à disposition en ligne un «kit d’outils Genre à destination du secteur». Celui-ci suggère de nommer un ou une responsable genre dans l’organisation chargée par exemple d’évaluer la prise de parole égalitaire dans les réunions…
Crédal, qui travaille depuis 2005 sur la thématique du genre, s’est déjà mise au travail en réalisant ces derniers mois un audit genre («Genre en action: diagnostiquer pour mieux avancer»). «Une analyse de la culture organisationnelle dans son ensemble et des pratiques professionnelles (vie coopérative, crédit et accompagnement) a été réalisée. Une collecte de données qualitatives et quantitatives va déboucher sur un plan d’action qui prévoit la construction d’une charte genre entre autres ou l’utilisation d’outils d’intelligence collective pour l’égalité des prises de parole en réunion. Deux mesures préconisées dans le kit», explique Patricia Cardon. Et de confirmer le manque de connaissances sur le genre: «On n’est pas tous au même niveau de compréhension sur le genre. Chacun vient avec ses croyances et ses peurs.»
«L’économie sociale pourrait être un terreau pour une économie plus égalitaire puisque ses valeurs et ses principes vont dans le sens du bien-être et de l’émancipation des travailleurs et travailleuses. S’emparer de cet enjeu, c’est faire la preuve de cette différence», déclarait Joëlle Tetart, chargée de ce projet pour Crédal en ouverture du colloque de présentation de l’étude le 25 avril 2023. Pour «faire la différence», les protagonistes ne devront pas compter sur les miroirs aux alouettes ou les baguettes magiques, mais d’abord assumer leur reflet dans le miroir avec ses imperfections.