No man’s lands : les nouveaux territoires de la non-mixité

Étroitement liés à l’histoire du féminisme, les espaces en non-mixité s’imposent aujourd’hui dans le secteur des assuétudes ou de la grande précarité. Si l’objectivation des violences sexistes les légitime, ces « no man’s lands » continuent pourtant de susciter la méfiance. Car ces zones de sécurité sont aussi des lieux de prise de conscience, de résistance et de changement.

Par Julie Luong 

Au départ, il y a le postulat d’un monde où les femmes et les hommes, égaux en droits comme dans les faits, collaborent, se respectent, partagent les tâches et le pouvoir. Mais depuis 2017 et le dessillement accéléré concernant les violences masculines, depuis que l’on (re)découvre avec colère ou incrédulité que nos systèmes de pensée, nos imaginaires, nos environnements sont façonnés pour et par les hommes, le pari d’une mixité garante d’égalité a pris des airs de vœu pieux. Ce serait super, mais on n’y est pas. Du tout.

Un dispositif contre-intuitif

La non-mixité vise à atteindre cet horizon égalitaire: un moyen, non une fin. Outil pensé par les féministes dès la fin du XIXe siècle, elle s’imposera dans les pratiques dans les années 70, non sans débats internes. «Selon la sociologue féministe Christine Delphy, la non-mixité est nécessaire pour définir l’oppression vécue mais aussi parce que sans ça, les hommes donneront toujours leur vision de ce qu’il faut faire pour les femmes, explique Roxane Lejeune, animatrice en éducation permanente au Centre permanent pour la citoyenneté et la participation (CPCP). Les espaces en non-mixité sont donc des espaces de sécurité mais aussi des outils militants. C’est là que ça commence à faire pâlir certaines personnes.»

Il suffit de se remémorer la réaction à la participation de Sarah Schlitz (Écolo), alors secrétaire d’État à l’égalité des genres, à une marche «en non-mixité choisie» en septembre 2021 à Liège. Une vingtaine de femmes avaient alors échangé sur leur vécu de la crise sanitaire. Au vu des inégalités dans le partage des tâches comme de la hausse des violences domestiques pendant les confinements, cela aurait pu passer comme une lettre à la poste. Ce fut un concert de reproches outrés, du MR à la N-VA et jusqu’à Sophie Rohonyi (DéFI), qui fit à Sarah Schlitz le reproche d’enfermer l’homme blanc hétérosexuel dans le rôle d’oppresseur.

« Les espaces de non-mixité sont des espaces de sécurité mais aussi des outils militants. C’est là que ça commence à faire pâlir certaines personnes. »

Roxane Lejeune, animatrice au CPCP

La non-mixité présente, il est vrai, un caractère «contre-intuitif»: elle heurte les idéaux universalistes, réveille la peur du rejet. Historiquement, la séparation entre groupes sociaux s’est en effet mise en place à l’initiative des groupes dominants, rappelle un article de la revue Métropolitiques[1]: apartheid sud-africain; ségrégation scolaire entre garçons et filles pour mieux réserver l’enseignement ménager à ces dernières; zones résidentielles, clubs et autres cercles accessibles aux seules élites; boys’ clubs informels. C’est la logique de l’«accaparement des ressources»[2], qui permet aux privilégiés de savoir ce qu’il faut savoir et d’être là où il faut être.

Tout au contraire, se réunir entre femmes ne vise pas l’accaparement mais bien l’accès à des ressources qui sinon se dérobent. La non-mixité choisie utilise donc la stratégie des dominants pour servir son propre objectif d’égalité. Un «entre-soi» circonstancié qui permet aussi la levée de certaines autocensures. «Un groupe non-mixte crée un sentiment de sécurité si l’on veut parler de violences sexistes et sexuelles. Cela permet aussi de ne pas perdre de temps à expliquer certaines choses comme le harcèlement de rue», commente Marie Charue, qui anime des ateliers d’écriture en non-mixité au sein de l’association d’éducation populaire, Présence et Action culturelles (PAC), à Namur.

Inquiéter ou rassurer les maris

Par ailleurs, si la non-mixité inquiète le patriarcat – que peut-il se dire, s’écrire et se penser politiquement quand les hommes n’en sont pas? –, elle l’a aussi souvent rassuré. Car rester entre femmes, c’est aussi ne pas être exposées à la séduction des hommes. En 1978, lorsque le Gaffi (Groupe d’animation et de formation pour femmes immigrées) a ouvert ses portes derrière la gare de Bruxelles-Nord, la non-mixité «rassurait les maris» et permettait à leurs femmes, arrivées grâce au regroupement familial, de sortir de l’isolement, d’apprendre le français, de prendre confiance en elles. Le soutien politique, lui, n’a pas toujours suivi. «Ce qui dérange, c’est l’entre-soi de femmes ‘étrangères’ pour ne pas dire ‘musulmanes’. Nous l’avons particulièrement senti depuis 2015, dans le contexte post-attentats», explique Amina Amadel, animatrice au Gaffi, qui souligne pourtant la grande mixité culturelle de son public «avec des femmes venues du monde entier».

Autre paradoxe: si la non-mixité s’organise autour d’une identité spécifique – être une femme –, c’est précisément par refus des stéréotypes et assignations liés à cette identité. Une posture souvent raillée pour son manque de logique apparent. Pourtant, «avec la non-mixité, il ne s’agit pas de revendiquer une différence essentialisée qui définirait par nature l’identité du groupe, mais plutôt de se regrouper autour d’une différence pensée comme socialement construite, historiquement contingente et donc potentiellement réversible», précise l’analyse de Métropolitiques. De nombreuses initiatives en non-mixité sont d’ailleurs aujourd’hui sous-titrées «sans hommes cisgenres».

 

Repos mental et fous rires

Problème de riches? Pas exactement. En 2020, une étude rappelait que «l’homme le plus pauvre de Wallonie est (toujours) une femme»[3]En 2021, une recherche-action menée à l’initiative du centre de jour L’Îlot attestait la sous-estimation massive du sans-abrisme des femmes, par ailleurs étroitement lié à un parcours antérieur de violences. «Pour éviter la rue, elles dorment une nuit chez une amie, la suivante dans une voiture, etc., et finissent pas passer sous les radars, disparaissant des statistiques[4]

Sur la base de ces constats, L’Îlot a donc inauguré fin septembre le premier centre de jour bruxellois «en non-mixité choisie», sur le parvis de Saint-Gilles. Ici, les hommes – qu’ils soient éducateurs, plombiers ou journalistes – n’entrent pas. Son nom: Circé, du nom de cette magicienne dont Ulysse s’enticha lors de son long voyage, et désormais acronyme de Communautaire inclusif révolutionnaire créateur d’émancipation féministesans tentative de ménager les sensibilités plus réformistes. Le tout sous le marrainage de la poétesse nationale 2024, Lisette Lombé. Rien de frileux au programme.

« On aborde des sujets intimes, il y a une liberté de parole, des fous rires… »

Anne Barthès, coordinatrice de Circé

«Cela ne fait que quelques jours qu’on a ouvert et on entend déjà ‘Qu’est-ce qu’on se sent bien sans mecs!’, raconte Anne Barthès, la coordinatrice. Ce n’est pas seulement un repos physique mais mental. Il y a un apaisement de l’esprit à se dire qu’il n’y a pas de prédation. Et très vite naissent des discussions qu’on pourrait avoir avec des copines. On aborde des sujets intimes, il y a une liberté de parole, des fous rires…»

Un dealer, un ex, un client

Le mardi après-midi, Laetitia Peeters, psychologue, assure une permanence réservée aux femmes chez Transit, centre d’accueil et d’hébergement pour usagers de drogue. Pour s’y rendre, il faut depuis la gare du Nord remonter longtemps la rue d’Aerschot entre les filles en string absorbées par leur portable et les trottinettes qui ralentissent. Nora (prénom modifié), 43 ans, sirote un café. «Ça fait du bien d’être ici, beaucoup de bien.» Sur la table, des échantillons de shampoing, des produits de maquillage, des bijoux fantaisie d’occasion sont rangés dans des boîtes à chaussures. Nora retrace son périple, du Maroc à Munich, où elle a travaillé 15 ans comme nounou, jusqu’à son arrivée à Bruxelles avec ses deux ados il y a cinq ans. Et puis la drogue, et puis la rue, comme les deux faces d’une même pièce maudite.

«Les femmes me disaient qu’elles avaient toujours peur de croiser un dealer, un ex, un client pour celles qui sont dans le travail du sexe», raconte Laetitia. En 2017, elle décide, avec le soutien de sa direction, d’ouvrir une plage d’accueil qui leur soit réservée. «La réalité, c’est des femmes qui ont vécu une agression le matin même et qui doivent utiliser des douches où des hommes viennent de passer et qui n’ont pas été lavées. Ça peut être assez traumatique», poursuit la psychologue de Transit. «Pour une femme, le fait de consommer entraîne beaucoup plus de jugements, car cela va à l’encontre de toutes les représentations associées au genre féminin», commente Carole Walker, chercheuse à l’UCLouvain et appui scientifique du groupe de travail «Femmes, genre et assuétudes» [5] de la Féda BXL (Fédération bruxelloise des institutions spécialisées en matière de drogues et addictions).

« Pour une femme, le fait de consommer entraîne beaucoup plus de jugements. »

Carole Walker, chercheuse à l’UCLouvain

À Barcelone ou à Paris, des lieux d’accueil en non-mixité dans le secteur des assuétudes existent depuis de nombreuses années. «Sur le terrain, les femmes témoignent une grande reconnaissance. Elles bénéficient beaucoup de ce genre d’espaces. Mais objectiver l’efficacité par des études demeure très compliqué», explique Carole Walker. Alors, une partie du réseau continue de hausser les épaules. «Des associations ne comprenaient pas le pourquoi de cet espace, avec l’argument que les hommes ont aussi besoin de prendre soin d’eux. Et bien sûr que c’est vrai!, commente Laetitia. Par contre, le vécu de violences n’est pas le même. Moi aussi, je préférerais qu’il n’y ait que des espaces mixtes, mais tant qu’il y aura des rapports d’autorité et de violence sur la base du genre…» Les bénéficiaires eux-mêmes l’interpellent régulièrement, moitié provoc’, moitié dubitatifs. «Souvent, je leur retourne la question: ‘Qu’est-ce que tu en penses, toi?’ Et là beaucoup vont dire que c’est vrai, que les hommes peuvent être lourds, violents…»

Nora pioche une bague en plexi rouge, fait tourner un jonc noir autour de son poignet. «Il faut apprendre, toujours apprendre. Il n’y a que l’école, que l’instruction pour aider les femmes», dit-elle sans nous lâcher des yeux. Dans d’autres boîtes, elle choisit des échantillons de mousse à raser, deux biscuits dans leurs étuis brillants. Avant de partir, elle avise encore un présentoir près de la porte. «Ça, ce sont des préservatifs féminins, que tu peux placer toi-même dans ton vagin», explique Laetitia. Nora les glissera dans son sac cabas, aux côtés de son menu butin, avant de rejoindre l’étrange mixité de la rue – femmes en vitrines et hommes dehors.

[1] Camille François & Pierre Gilbert & Narguesse Keyhani & Camille Masclet, « Espaces non mixtes : l’entre-soi contre les inégalités ? », Métropolitiques, 25 novembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Espaces-non-mixtes-l-entre-soi-contre-les-inegalites.html

[2] Tilly, C. 1999. Durable inequality, Berkeley : University of California Press.

[3] CHERENTI Ricardo, « L’homme le plus pauvre de Wallonie est (toujours) une femme », CeRIS, UMons, juin 2020, mis en ligne le 1er juin 2020, consulté le 12 octobre 2021. URL : https://www.econospheres.be/IMG/pdf/homme_le_plus_pauvre_wallonie.pdf

[4] https://ilot.be/sans-abrisme-au-feminin-sortir-de-linvisibilite/

[5] https://fedabxl.be/fr/2023/05/femmes-genre-et-assuetudes-constats-et-recommandations/