Bierges. Un lundi matin de la mi-novembre. Dans la cour de la petite École-Vie, les élèves se rassemblent avant de monter en classe. Pour les sixièmes, c’est aujourd’hui la troisième séance de Racines. Ici, c’est Marie Bedoret, ancienne avocate en droits des étrangers et actuellement médiatrice familiale dans un planning, qui assure les animations.
« La dernière fois, on avait parlé des différentes familles, vous vous souvenez ? » Les doigts en l’air, les réponses fusent : « Il y avait deux papas ou deux mamans », « des orphelins », « des familles élargies », « des familles atomiques… heu nucléaires. » Aujourd’hui, les enfants vont construire leur arbre de vie. Le principe : partir de soi pour remonter jusqu’aux arrière-grands-parents. À partir de cet arbre, à la manière d’apprentis reporters, les élèves mèneront ensuite des interviews pour en savoir plus sur les origines, le patrimoine et la culture de celles et ceux qui les ont précédés.
« Moi, sous l’étiquette de mon frère, j’écris “par option” parce qu’il a 15 ans et qu’il ne vient plus nous voir, ma mère et moi, alors je suis fâché », souffle Esteban. « Ma grand-mère, je la mets, mais elle s’en fout de nous », s’agace Camille. « Qu’est-ce que je fais si ma belle-mère a un bébé dans le ventre de la taille d’un citron ? Je le colle sur l’arbre ? », demande Julie. Derrière son bureau, Éva lève le doigt timidement : « Je ne veux pas mettre mon beau-père sur mon arbre de vie parce qu’il n’est pas gentil avec ma maman. » Ici, pas de normativité ou de rigueur stricte et généalogique : la plupart des familles étant recomposées, chaque arbre prend une forme unique et personnelle.
« C’est comme ça, madame, on n’y peut rien, on ne choisit pas sa famille », souffle une jeune fille.
Quelques jours plus tard. Même exercice à Herve avec les classes de deuxième secondaire du Collège de la Providence. L’école a fait appel au projet spécifiquement pour les élèves en difficulté. « Les racines, ça part de vous pour aller creuser loin dans le temps », explique Pascale Berryer, ancienne infirmière et animatrice du groupe formé d’une quinzaine de jeunes. « Quand on est en famille d’accueil c’est compliqué cet arbre », soupire Diego. Ici aussi, entre les lignes, beaucoup de récits de familles fragmentées, avec parfois « de l’amour » et parfois « des problèmes ». « C’est comme ça, madame, on n’y peut rien, on ne choisit pas sa famille », souffle une jeune fille.
Une princesse rwandaise, des exilés russes
Retour à Gembloux. Un mercredi matin de la fin novembre. Les élèves ont terminé la première phase de leur arbre de vie. Pour remonter jusqu’à leurs arrière-grands-parents, les ados ont déjà appris à souffler sur les couches de silence. Elias explique : « Chez moi, ils ne connaissaient pas les dates de naissance, juste l’année. On avait un livre du Maroc où tout était écrit, mais on ne le trouve plus, ça n’a pas été facile pour retrouver les infos ! » « Moi, j’ai appris que mon arrière-grand-père était riche et qu’il a tout perdu », lance Samuel. « Et moi que la sœur de mon papy avait été une sorte de princesse au Rwanda. Ça m’a fait tout drôle de savoir qu’il y avait quelqu’un d’important dans ma famille », souffle David. « Moi, j’ai découvert que j’étais un huitième russe par mes arrière-grands-parents qui ont immigré et sont venus vivre en Belgique », annonce Aurore. « Ce serait intéressant que tu questionnes ta grand-mère sur les souvenirs qu’elle garde de ses parents », propose Maëlle Delcorps.
Toutes ces histoires d’exils personnels entreront plus tard dans l’année en résonance avec la grande histoire, celle des flux migratoires des XXe et XXIe siècles. Pour l’heure, l’enseignante invite les élèves à relier les périodes de vie des membres de leur arbre à différents événements de l’histoire mondiale et belge. Autrement dit, une revisite de l’exercice de la ligne du temps, mais en version intime. Parmi les faits marquants listés : l’indépendance du Congo. « Il y a deux ans, dans ma classe, il y avait deux élèves d’origine congolaise. On en a profité pour approfondir la colonisation et la décolonisation », se souvient-elle.
Toutes ces histoires d’exils personnels entreront plus tard dans l’année en résonance avec la grande histoire, celle des flux migratoires des XXe et XXIe siècles. Pour l’heure, l’enseignante invite les élèves à relier les périodes de vie des membres de leur arbre à différents événements de l’histoire mondiale et belge.
La fin du cours se fait entendre. Tandis que la récré démarre, deux jeunes filles de quatrième viennent saluer leur ancienne prof. L’occasion de se remémorer leur expérience du projet Racines deux ans auparavant. « Je suis rwandaise, je ne savais pas beaucoup de choses sur le génocide ou les fêtes traditionnelles. J’ai pu mener des recherches. Ma mère était toute jeune pendant le génocide : elle a été privée de sa mère, c’est pour ça que maintenant elle m’apprend à être autonome. Ce n’était pas si facile de parler de tout ça, j’avais peur de la blesser, mais lorsque son grand frère, mon oncle, était à la maison, je me sentais plus à l’aise d’aborder ces sujets, parce que le lien était moins direct », explique l’une. L’autre se montre aussi très enthousiaste : « À la fin de l’année, quand on a écrit le deuxième “je suis”, la différence était énorme. Je pense que j’ai gagné en maturité au fil des animations. Au début, je me disais que le seul truc qui compte, c’est l’argent, et après, j’ai réalisé que les liens, c’est vraiment important. On apprend aussi des histoires sur nous. Par exemple, moi, je ne savais pas que mon arrière-grand-mère était congolaise ! »