Au numéro 52 de la rue Saint-Gilles, un nouveau snack de spécialités syriennes a ouvert ses portes il y a trois semaines. Nous y retrouvons Razek, entouré de ses parents, après le coup de feu de midi. Un snack, oui, mais aux airs de petit resto, avec joli papier peint, comptoir en bois, et gravures de la ville d’Alep au mur. Pendant quarante ans, le père de Razek a été précédé par sa réputation: celle de meilleur pâtissier de la ville. «Nous sommes arrivés en Belgique il y a huit ans, moi, mes parents et mon petit frère qui a aujourd’hui 11 ans. Nous sommes d’abord restés six mois dans un centre. Ce n’était pas facile…, raconte Razek. Mon père n’a pas pu retravailler comme pâtissier, car il y a la difficulté de la langue, sans compter son âge. On préfère engager des jeunes. Et puis aujourd’hui, beaucoup de choses se font à la machine: ce ne sont pas les techniques qu’il a apprises.» Razek, lui, avait d’abord pensé devenir infographiste. Ses études lui plaisaient, mais l’acharnement hostile de l’un de ses professeurs a fini par le décourager. «Après, j’ai travaillé comme préparateur de commandes chez Amazon pendant quelques mois. J’y allais tous les jours de 4 heures du matin à midi.»
Mais un jour, Razek reçoit d’un ami un lien vers le site d’Interra. Il va alors faire la rencontre de Vicente Balseca Hernandez, responsable de l’InterLab, et se lancer dans ce projet de petite restauration. «Les personnes issues de l’immigration ont une tendance plus grande à entreprendre que les personnes locales, nous explique Vicente Balseca Hernandez. Non pas parce que ce sont des gens qui ont un ‘mindset’ [état d’esprit] particulier, mais pour une raison beaucoup plus terre à terre qui est qu’ils font face à des freins structurels énormes sur le marché de l’emploi: racisme, discrimination, non-reconnaissance des diplômes, méconnaissance de l’écosystème de l’entrepreneuriat en Belgique, barrière de la langue, etc. Leur entrepreneuriat est donc un entrepreneuriat de subsistance: ils en ont besoin pour vivre.» Mais les structures d’accompagnement à l’autocréation d’emploi semblent peu et mal adaptées à ce type de profil. «Parmi les personnes issues de l’immigration, davantage veulent entreprendre, mais moins y parviennent. Cela pose question!», interpelle le responsable de l’InterLab.
Interra l’a constaté lors de son étude de marché préliminaire: non seulement peu de personnes primo-arrivantes connaissent les structures d’accompagnement classiques (Job’In, Step Entreprendre…), mais, lorsqu’elles les connaissent et décident d’y entrer, la plupart n’y restent pas. «Ce sont des structures qui proposent souvent des formations spécifiques, alors que, pour ces personnes, il reste des barrières en amont. Certains incubateurs ciblent par ailleurs clairement les jeunes élites, qui partagent le même background et les mêmes challenges. Dans ces incubateurs, c’est le projet qui est au centre, tandis que nous essayons de mettre la personne au centre.» Interra considère en effet l’entrepreneuriat comme étant d’abord un moyen d’«empowerment», dans un contexte où la confiance en soi est sévèrement mise à mal. «Parmi les personnes que nous accompagnons, 71% ont un diplôme de niveau supérieur, mais ce diplôme n’est pas toujours reconnu. Nous accompagnons par exemple depuis peu une personne qui a été chirurgienne en Ukraine pendant 12 ans et qui, aujourd’hui, n’a pas le droit d’être infirmière en Belgique, raconte Vicente Balseca Hernandez. Cela montre à quel point, même en dehors des situations extrêmes de violence, le parcours migratoire est un parcours dur, dévalorisant, qui induit des pertes de repères et de pertes de valeurs: en l’occurrence le passage d’un statut social très élevé au message ‘tout ce que tu as fait, ici, ça ne vaut rien’. En accompagnant la personne dans ses projets, nous lui permettons de changer de regard sur elle-même.»