Pieter est prof d’anglais, a grandi en Flandre et vit aujourd’hui dans le quartier Saint-Léonard avec sa femme et leur petite fille de 8 mois. Comme lui, Alexandra est née en 1990, elle est Ukrainienne et vit en colocation à deux rues de chez Pieter, mais cela, elle ne le sait pas encore. Peut-être leur aurait-il fallu encore des années avant de se croiser. Peut-être ne se seraient-ils jamais parlé s’ils n’avaient décidé de se lancer, chacun de leur côté, dans le projet Duo2Change. Marie Dradin, chargée de projet chez Interra, les accueille aujourd’hui pour leur première rencontre et, comme souvent, il y a de la timidité, de la curiosité et de l’enthousiasme dans l’air. L’équipe d’Interra ne réalise pas d’interminables entretiens pour former ses duos, elle n’utilise pas non plus des algorithmes compliqués façon applications de rencontre: c’est «au feeling» que l’on forme les binômes. Personnalité, âge, intérêts communs… aucune règle, mais des affinités qu’on espère ou devine.
Marie rappelle à Alexandra et à Pieter les objectifs du projet: créer du lien entre deux personnes qui ne se rencontreraient pas sans ce programme; favoriser l’apprentissage de la langue, mieux saisir de nouveaux codes culturels; découvrir la Ville de Liège, ses institutions et ses services; permettre une ouverture à un nouveau réseau, découvrir une nouvelle culture. Alexandra n’est pas toujours certaine d’avoir bien compris, mais Marie, qui parle parfaitement le russe, traduit le nécessaire. Elle rappelle aussi ce que le projet n’est pas: «Une relation avec un meilleur ami qu’on voit tous les jours, une relation avec un inconnu qu’on ne voit jamais, une relation avec un assistant administratif, une relation amoureuse, un professeur de français, une relation dans laquelle tu te sens forcée de faire ou dire des choses que tu n’as pas envie.» L’ensemble de ces principes est réuni dans une charte que les deux volontaires sont invités à signer pour officialiser le début de l’aventure. Marie s’enquiert de leur état d’esprit. «Impatients», répond-on de part et d’autre.
«Mon épouse et moi soutenons plusieurs associations, mais nous voulions faire plus, raconte Pieter. Nous avions pensé accueillir quelqu’un chez nous, mais nous avons un emploi du temps chargé et un bébé, donc ce n’était peut-être pas très réaliste. Le projet duo était une manière ‘terre à terre’, directe, de contribuer. Sinon il y a moyen de se rendre malade avec tous les combats qu’il y a à mener… Le relationnel et le social sont mes points forts: j’aime que tout le monde se sente à l’aise. Donc j’ai pensé que le projet me correspondait.» Le mercredi suivant, Pieter ira chercher Alexandra en voiture pour une première visite au musée. En anglais, en français, avec l’aide du smartphone et de la traduction instantanée, la glace se brisera très vite. «Nous sommes allés à la Boverie, raconte Pieter. Comme ma femme est historienne de l’art, j’ai quelques connaissances sur les artistes liégeois que j’ai pu partager avec Alexandra, qui s’intéresse à beaucoup de choses et avait une vie très active en Ukraine. Le tableau d’une artiste ukrainienne clôturait le parcours. Ça ne pouvait pas mieux tomber.»
Chaque semaine, pendant six mois, Alexandra et Pieter remettront ça. Ils se donneront rendez-vous pour échanger, partager, pratiquer le français autour d’un café, d’une expo, d’un film ou d’une pièce de théâtre. L’asbl Interra travaille en effet en partenariat avec l’Article 27 (qui permet l’accès à une large offre culturelle pour seulement 1,25 euro) et cinq cafés du centre de Liège où les membres Duo2Change peuvent prendre un verre gratuitement. Il existe par ailleurs des groupes Whatsapp et Facebook où s’échangent des idées de sujets de conversation et d’activités. Des sorties culturelles organisées par Interra et des «Duo Night» mensuelles permettent aussi à la «communauté des duos» d’élargir leur cercle. Alexandra et Pieter y rencontreront Linh et Philippe, un duo d’ex-ingénieurs trentenaires récemment formé, mais aussi Rashmi et Rahaf, un duo féminin tout neuf lui aussi.
«En Syrie, je travaillais dans le tourisme, raconte Rahaf. C’est ma maman qui est d’abord entrée dans le projet Duo et j’ai trouvé ça super. J’ai voulu le faire aussi.» Rashmi, elle, a longtemps travaillé dans le secteur de l’accueil. «Je connais la problématique, mais c’est justement ça la limite: on ne voit souvent que les problèmes de manière très générale. J’avais envie d’aborder les choses sous un autre angle, dans le cadre d’une relation plus personnelle. J’aimerais inviter un jour Rahaf chez moi, lui faire rencontrer certains de mes amis par exemple. Mais je veux m’assurer que ce soit aussi une envie de sa part.» Lors de leur première rencontre au café Montjoie (partenaire du projet), Rashmi et Rahaf ont convenu que la première corrigerait la seconde en cas de fautes de français. Rashmi offrira plus tard à Rahaf un cahier dédié pour les apprentissages réalisés. Elles recroiseront peut-être un autre duo qui a fait de ce lieu son quartier général et qu’on remarque à leur air studieux: Alain, prof de français à la retraite, et Hameed, un comparse de son âge, qui se balade lui aussi avec son cahier de vocabulaire.