Rien qu’en 2022, l’asbl a formé quelque 60 duos, ce qui correspond à 120 personnes, dont 65% de femmes. L’âge moyen des participants est de 38 ans. 85% des duos vont jusqu’au bout des six mois de projet. 65% des duos continuent même à se voir quand le projet Interra a pris fin. Lorsque les rencontres s’arrêtent précocement, c’est le plus souvent par manque de temps. «Parfois, on se fait rattraper par le quotidien, les événements de la vie», commente Marie Dradin. «Il peut aussi y avoir des cas où les duos ne se comprennent pas bien, où il y a des problèmes de communication et, dans ce cas, Interra essaie toujours de favoriser le dialogue pour que cela puisse se résoudre. Même quand tout se passe bien, c’est important que les participants puissent s’appuyer sur nous, nous considérer comme une ressource», poursuit-elle.
«Le projet est basé sur la ‘théorie du contact’, qui suggère que le contact interpersonnel entre les groupes réduit les préjugés», explique Julie Clausse, cofondatrice d’Interra. Cette «théorie du contact» a été développée pour la première fois par le psychologue américain Gordon W. Allport, en 1954. Bien sûr, ce sont souvent des personnes déjà acquises à la cause qui se proposent comme volontaires, mais cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas de préjugés. «Nous en avons tous, rappelle Denis Linckens, anthropologue et responsable de la formation à l’interculturalité que suivent tous les duos, en plus de la formation au parcours d’une personne primo-arrivante dispensée aux personnes locales. C’est croire que nous n’en avons pas ou qu’ils valent pour vérité qui est problématique.» «Ce sont les bases de la formation à l’interculturalité, quelque chose qui devrait être enseigné dès le plus jeune âge», estime Julie Clausse.
Interra cultive une bienveillance contagieuse, c’est un fait, mais pas naïve. Les membres de l’équipe, au background orienté sciences sociales, savent que l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’est pourquoi l’association se dit particulièrement attentive, dans les projets duos, à travailler non seulement la notion d’interculturalité, mais aussi la posture des locaux, afin que ceux-ci n’adoptent pas un rôle de «sauveur» ou de «coach», amenant à développer des relations inégalitaires et porteuses d’éventuelles dérives et déconvenues. Considérer l’autre comme un égal, ni à bannir ni à sauver, tout en étant conscient des discriminations à l’œuvre: c’est l’équilibre à trouver pour sortir l’accueil de réflexes paternalistes encore bien présents. Car, selon Gordon Allport, la théorie du contact ne porte ses fruits qu’à condition que quatre éléments soient réunis: l’égalité de statut, le contact coopératif, le soutien interpersonnel et la présence d’un but commun. «Ce sont les éléments que nous cultivons chez Interra même si nous savons que cette égalité n’est pas parfaite, que nous avons notamment derrière nous l’histoire du colonialisme. Mais nous tendons vers ça», commente Julie Clausse.
Par ricochet, être en contact rapproché avec une personne perçue comme appartenant à un autre groupe participerait aussi à une plus grande ouverture de la société dans son ensemble. Une urgence, selon Julie Clausse et les deux autres cofondatrices, Elisa Léonard et Lara Leroy. «Nous avons toutes les trois travaillé dans le secteur de la migration et nous savons à quel point le ‘migrant’ est perçu de manière négative. On pense toujours aux mêmes images, aux ‘flux de migrants’». Mais il y a une personne derrière le migrant!», commente Julie. Sans compter qu’à cette hostilité diffuse ou explicite, il faut ajouter les difficultés quotidiennes rencontrées par les personnes nouvellement arrivées. Méconnaissance de la langue, embûches et violences administratives, absence de réseau qui isolent et découragent. La liste est longue des «murs» contre lesquels se heurtent des personnes déjà fragilisées par le déracinement et parfois les traumatismes vécus dans le pays d’origine ou lors du parcours migratoire. C’est d’ailleurs un implicite chez Interra: on ne questionne pas la personne sur sa nationalité ni sur les raisons qui l’ont menée jusqu’en Belgique, à moins qu’elle n’en prenne l’initiative. Ici, pas d’interrogatoire ni d’injonction à être le porte-drapeau de la grande Histoire.