C’est en 2010 que sont posés les premiers jalons du projet La Traversée. Lors du Printemps de l’Alpha, une journée de rencontre autour des livres orchestrée par Lire et Écrire Luxembourg, des apprenants en formation d’alphabétisation formulent une demande: «On aimerait des romans qui nous parlent.» Ce «nous» rassemble les adultes éloignés de la lecture, de l’écriture, de la langue. Selon l’association Lire et Écrire, 10% de la population adulte est analphabète ou illettrée en Belgique francophone. Des femmes et des hommes, de tous âges, belges ou étrangers, qui ne sont pas ou peu allés à l’école ou qui en sont sortis sans les savoirs de base promis par l’enseignement. Portant parfois ce goût amer d’avoir été mis au ban par l’institution scolaire.
À la suite du constat posé par les apprenants, donc, l’association se penche sur la question: qu’existe-t-il en termes d’ouvrages accessibles aux lectrices et lecteurs débutants? Il y a bien les ouvrages jeunesse, parfois utilisés en formation d’alphabétisation. Mais si peu à destination des adultes. Rita Stilmant, directrice de Lire et Écrire Luxembourg, se souvient: «On s’est rendu compte à l’époque que rien n’existait en matière de littérature accessible pour adultes et en français, sauf des romans simplifiés sous forme de résumé. Nous est alors venue l’idée de créer des romans de qualité pour et avec adultes débutant en lecture.»
Des contacts avec une maison d’édition sont pris et un comité d’accompagnement est mis sur pied. «Bien entendu, les personnes détenant l’expertise, à savoir celles et ceux en situation d’alphabétisation et d’illettrisme, étaient associées au processus, poursuit la directrice. On est aussi allé à la rencontre d’écrivains et écrivaines en Fédération Wallonie-Bruxelles pour leur expliquer notre projet et plusieurs ont directement embrayé pour se lancer dans l’aventure.»
Au cours de cette phase de préparation, des critères sont établis, avec des apprenants et des professionnels de l’alphabétisation, afin que les ouvrages répondent au mieux aux besoins d’accessibilité. C’est ainsi qu’est rédigé un guide d’accompagnement à l’écriture, à destination des futurs auteurs et autrices de la collection. Une série de conseils y sont proposés: écrire au présent, opter pour des phrases simples avec une seule idée, contextualiser, éviter les ellipses, privilégier des chapitres courts et un titre concret… Sur la forme aussi, la collection en devenir dessine petit à petit ses contours. Des choix sont opérés sur la base des avis des apprenants: une police lisible et de grande taille, une mise en page aérée, un extrait en quatrième de couverture plutôt qu’un résumé…
Des ouvrages coconstruits
Deux ans après le début des réflexions sort le premier roman de la collection La Traversée. Aujourd’hui, cette collection, co-éditée par Weyrich Édition pour l’impression et la diffusion, compte trente ouvrages à son actif, écrits par un bel éventail de plumes plus ou moins connues dans le paysage littéraire belge: Xavier Deutsch, Evelyne Simar, Luc Baba, Veronika Mabardi… D’autres, comme Ariane Le Fort ou Myriam Leroy, sont au fourneau pour une publication à venir. «Des fois ce sont les auteurs qui viennent vers nous, des fois c’est nous qui allons vers eux. Ça va dans les deux sens», poursuit Rita Stilmant.
L’attente, Le voleur de lunettes, La Mémé, Monsieur André, L’écharpe rose, La grande lessive… Une série de titres évocateurs composent cette collection qui se veut «riche et variée», souligne Nathalie Husquin, la responsable de projet. Mais La Traversée, c’est bien plus que des ouvrages publiés. Derrière chaque roman se niche en effet tout un processus, associant des auteurs et des groupes d’apprenants en formation d’alphabétisation.
La première étape consiste en une rencontre entre l’auteur ou l’autrice et des apprenants. Comme un premier pont entre deux mondes. «D’un auteur à l’autre, la démarche varie, raconte Nathalie Husquin. Certains vont proposer au groupe de partager leurs idées, leurs envies, et tenteront de s’en inspirer. D’autres vont rencontrer les apprenants avec une idée d’histoire déjà bien claire dans leur tête.»
Ensuite vient la phase d’écriture. En possession du guide d’accompagnement à l’écriture, l’écrivain optera, là encore, pour la méthode qui lui convient le mieux: «Il y a des auteurs qui écrivent tout en une fois et puis qui proposent le manuscrit fini aux apprenants. D’autres font des allers-retours après l’écriture de quelques chapitres.»
Une fois terminé, le manuscrit part en séance collective de relecture critique. Sur une base volontaire, des groupes d’apprenants de Bruxelles et Wallonie lisent le manuscrit ensemble. «On demande en effet que ces relectures se fassent en groupe, avec le formateur ou la formatrice. Les apprenants identifient les freins à la lecture, les éléments qui ne leur permettent pas de se sentir en sécurité dans la lecture du roman. Les apprenants peuvent aussi faire évoluer le texte en faisant des propositions.» Les remarques et suggestions des différents groupes sont ensuite recoupées et rassemblées, pour être soumises à l’auteur qui a le choix, de changer tel ou tel mot, de faire évoluer le contexte pour une meilleure compréhension… «On ne demande pas à l’écrivain de changer son histoire, mais de modifier quelques mots ou phrases, explique encore Nathalie Husquin. C’est important que les auteurs se sentent libres de pouvoir s’exprimer comme ils le souhaitent, tout en veillant à ce que les lecteurs se sentent en sécurité.» Plusieurs tours de lecture critique sont organisés jusqu’à épuisement des freins. Au final, chaque ouvrage de la collection passe entre les mains d’environ 200 apprenants.