Désacraliser la littérature

Désacraliser le livre, les auteurs et, plus largement, le monde de la littérature, il y a de ça, aussi, dans le projet La Traversée. Noëlle est formatrice en alphabétisation pour Lire et Écrire à Libramont et à Barvaux. Avec ses groupes, elle a plusieurs lectures critiques d’ouvrages à son actif. La formatrice constate: «Pour la plupart des apprenants, le livre c’est un objet étranger, quelque chose qui viendrait de la lune et qui serait destiné à une élite. La littérature, c’est très abstrait pour eux. Alors, rencontrer un auteur et se rendre compte que c’est quelqu’un comme tout le monde, ça peut les inciter à entrer dans le monde du livre. D’autant que les auteurs et autrices rencontrés ont toujours été bienveillants et empathiques. Ils prennent le temps d’expliquer et de raconter. Parler avec un auteur, ça humanise. Ça a même donné l’envie à certains apprenants de jeter sur papier leur propre histoire.»

Pour autant, les apprenants qui participent au projet La Traversée ne deviennent pas des lecteurs chevronnés à l’issue du processus. Les freins dépassent les mots, ils sont aussi culturels, socio-économiques, sociétaux. «Pour beaucoup d’apprenants, lire est perçu comme une perte de temps par rapport aux nombreuses choses à régler dans leur quotidien, poursuit la formatrice. Il y a aussi la question du coût des livres. Lire, aller en bibliothèque, tout cela fait rarement partie des habitudes et de la culture familiale de ce public. Alors quand en plus on apprend à lire et à écrire, la lecture perd de son côté plaisir tant les mots sont parfois compliqués… Lire en groupe, au cours, ça leur convient, mais rares sont celles et ceux qui vont lire seuls chez eux.»

La directrice de Lire et Écrire Luxembourg, Rita Stilmant, enchaîne: «En effet, ça ne veut pas dire que les participants au projet vont lire des livres de manière autonome, parce que le rapport à la lecture, à l’écriture, à la langue reste complexeEt parce que les apprenants ne se sentent pas légitimes, ne s’autorisent pas à avoir accès aux livres et aux lieux liés à la lecture. Mais au travers de ce genre de projet, les apprenants se vivent comme lecteurs et lectrices souvent pour la première fois et réenvisagent leur rapport au livre.» Certains ouvriront un livre avec leurs enfants. D’autres oseront enfin pousser la porte d’une bibliothèque. Se sentir légitime dans une société qui a tendance à les invisibiliser.

Des enjeux liés aux droits culturels, sociaux et politiques traversent donc ce projet. Des droits auxquels n’ont pas ou très peu accès les personnes en situation d’alphabétisation et d’illettrisme. «L’ambition est de soutenir des processus émancipateurs, poursuit Rita Stilmant. Interroger les apprenants sur leur rapport à la lecture, les reconnaître et les valoriser comme des personnes détenant une expertise, les associer au processus de création d’un roman, avancer collectivement dans le projet… tous ces éléments participent à un parcours d’émancipation

Le livre comme fil conducteur

Au-delà de la lecture, chaque roman de La Traversée est aussi l’occasion d’imaginer des prolongements possibles au départ de l’outil livre. La formatrice Noëlle en parle: «On va parfois aussi faire d’autres choses à partir des romans: résumer des chapitres à l’écrit ou à l’oral, illustrer, monter des saynètes, visiter un musée en lien avec le thème et échanger les expériences des uns et des autres autour de ce thème…»

Pour Janvière, la formatrice en alphabétisation de Lire et Écrire Namur, ce projet permet d’approcher toutes les possibilités offertes par le livre: «Le livre est un fil conducteur. Il permet de travailler plein de choses. Les différentes facettes du langage, la grammaire, la conjugaison, l’écriture, l’oral, même les mathématiques. Et le plaisir de lire. Ça invite au débat. Ça permet la pratique artistique. Réaliser des maquettes ou des vidéos, par exemple, c’est une autre façon pour les apprenants de revivre le livre et l’histoire à laquelle ils se sont attachés, de s’exprimer, de laisser une trace et d’être valorisés au travers de l’organisation d’expositions.»