Une constellation de soins

Aurélie* traverse le parking de l’hôpital en trottant. Essoufflée, en retard d’à peine quelques minutes, elle s’engouffre à travers la porte du service comme un tourbillon d’air frais. Elle dénoue sa longue écharpe fuchsia avant de saluer ceux qui l’attendent: son père, assis et silencieux dans la salle d’attente, et l’équipe de soins.

Alors qu’ils traversent la salle commune, Aurélie est accueillie par d’anciens patients qui la saluent joyeusement. «Oh, tu es ravissante», «C’est votre fille, monsieur? Elle est formidable, vous savez!»

Après un épisode de décompensation psychotique fin janvier, Aurélie vient de passer près de trois semaines dans ce HIC (High and Intensive Care) namurois, un service qui a vu le jour en 2022. Déjà présentes en Flandre depuis plusieurs années, ces unités de soins ont récemment été étendues à tout le pays. Attenantes aux hôpitaux psychiatriques (ici, celui de Saint-Martin, à Dave), elles sont destinées à accueillir des personnes en situation de crise. Leur objectif est d’offrir des soins et services «intensifiés» pour une hospitalisation de courte durée, 18 jours en moyenne. Tout en mettant l’accent sur le partenariat avec le réseau du patient.

C’est ce qui explique la présence ce lundi matin du père d’Aurélie, mais aussi d’Anouk et Perrine, respectivement psychologue et infirmière au sein de l’équipe mobile Pléiade à Namur, qui accompagnaient Aurélie depuis quelques semaines avant son entrée au HIC.

Guidés par la psychiatre et un infirmier du HIC, tous prennent part aujourd’hui à une «concertation» pour évaluer l’état d’Aurélie depuis sa sortie du service, trois jours plus tôt. Nicolas, l’infirmier, évoque un retour à domicile «fragile», notamment en raison d’une cohabitation conflictuelle entre Aurélie, d’un côté, et, de l’autre, son père, sa nouvelle épouse et leurs deux enfants, qui se sont installés dans son appartement depuis plusieurs mois.

Très vite, l’apparente légèreté dégagée par l’arrivée en fanfare d’Aurélie s’estompe.

– «Ça va?»

– «Non. Mais c’est comme ça.»

La quarantenaire confie avoir passé ces trois derniers jours cloîtrée dans sa chambre, n’avoir pris son traitement qu’une seule fois, tout en n’ayant quasi rien mangé d’autre que des «crasses» et en ayant dormi à des horaires complètement décalés. Au fil des phrases, sous le vernis d’un ton assuré, les pensées se fissurent, le fil de son discours se déconstruit.

Face à elle, les soignants ne cachent pas leur inquiétude. «On risque de se revoir dans cinq jours… Votre chambre est là», lance Nicolas. Anouk et Perrine entrent dans la danse. Elles cherchent avec Aurélie la meilleure façon de se rendre utiles, en veillant dans un premier temps à retrouver une régularité au niveau des repas, du traitement et du sommeil. Mais leur passage à domicile, à raison d’une fois par semaine, risque de ne pas suffire.

«Sur le territoire» du patient

Anouk et Perrine font partie de l’équipe mobile dite «de crise» – aussi appelée «2A» – qui intervient pour une durée limitée de quatre à six semaines après une décompensation psychiatrique ou une crise psychosociale. Comme les équipes de suivi à plus long terme («2B»), les équipes 2A s’adressent aux personnes majeures (un réseau d’équipes mobiles distinct existe pour les moins de 23 ans), plutôt isolées et dépourvues d’un réseau de soins sur lequel s’appuyer.

«À domicile, c’est une tout autre approche. Tu comprends les gens autrement, tu cernes mieux leur état d’esprit, observe Perrine, qui a travaillé en milieu hospitalier avant de rejoindre Pléiade. À l’hôpital, on ne se rend pas toujours compte de l’importance pour la personne d’avoir un réseau autour d’elle. Et puis, chez eux, les patients sont différents vis-à-vis de nous: on est sur leur territoire. Et d’un point de vue plus pragmatique, ça permet de s’assurer qu’ils seront présents, parce que sinon beaucoup font faux bond.»

Ce qu’explique Perrine correspond à un véritable renversement de paradigme en matière de soins de santé mentale. En 2010, avec le lancement de la réforme «Psy 107», la Belgique se décide à casser les murs de la psychiatrie, à désinstitutionnaliser ses soins de santé mentale.

«À domicile, c’est une tout autre approche. Tu comprends les gens autrement, tu cernes mieux leur état d’esprit. À l’hôpital, on ne se rend pas toujours compte de l’importance que la personne ait un réseau autour d’elle. Et puis, chez eux, les patients sont différents vis-à-vis de nous: on est sur leur territoire. Et d’un point de vue plus pragmatique, ça permet de s’assurer qu’ils seront présents, parce que, sinon, beaucoup font faux bond.»

Perrine, infirmière à l’équipe mobile de Pléiade

Pièces maîtresses de cette réforme: les équipes mobiles, créées et financées par les moyens dégagés par la fermeture de lits psychiatriques dans les hôpitaux. Composées de psychologues, d’infirmières, d’éducateurs, d’assistantes sociales et de psychiatres, elles interviennent gratuitement au domicile des patients et œuvrent à créer, puis consolider, un réseau de soins autour d’eux.

«Parfois, notre intervention commence par une hospitalisation, mais très souvent on permet de l’éviter. Et quand elle est nécessaire, notre travail permet de mieux l’encadrer et de mieux préparer l’après, analyse Julie Régimont, coordinatrice de Pléiade. Depuis que je suis arrivée en 2013, je vois l’évolution; il y a davantage de réflexion dans le secteur sur le recours à l’hospitalisation.»

Composées de psychologues, d’infirmières, d’éducateurs, d’assistantes sociales et de psychiatres, les équipes mobiles interviennent gratuitement au domicile des patients et œuvrent à créer, puis consolider, un réseau de soins autour d’eux.

Autre fruit de la réforme 107: la création de réseaux de soins de santé mentale (réseaux SSM) à travers tout le pays. Vingt réseaux au total, dont sept en Wallonie, au sein desquels différents partenaires à l’échelle d’un territoire s’articulent pour que soient prises en compte toutes les dimensions de la santé mentale.

Une pyramide inversée

Didier De Riemaecker est le coordinateur du Réseau Santé Namur, qui rassemble plus d’une centaine de partenaires. Pour expliquer le grand bouleversement qu’a été la réforme «Psy 107», il aime s’appuyer sur un visuel, celui d’une pyramide. Plus précisément, la pyramide des soins de santé mentale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). À sa base, on retrouve ce dont l’usager a le plus besoin: les soins informels. Il s’agit d’une part de la capacité à gérer son propre rétablissement (apprendre à vivre avec ses symptômes, à mener une vie active) et, d’autre part, des soins informels dans la communauté (l’implication des proches, les espaces de concertation…). Aux étages supérieurs de la pyramide, on retrouve les soins formels: d’abord, les soins de première ligne, puis les services psychiatriques en hôpital général et les équipes mobiles. Enfin, au sommet, les longs séjours et suivis spécialisés psychiatriques.

«Avant que la réforme ne commence, la pyramide était complètement inversée en Belgique: la majorité des moyens étaient mis dans les structures hospitalières de long séjour (le haut de la pyramide, NDLR), et très peu dans le bas, détaille le coordinateur. Le réflexe de base quand on prenait en charge quelqu’un, c’était de lui trouver une place à l’hôpital psychiatrique. La réforme est en train de remettre la pyramide à l’endroit, en mettant davantage de moyens aux échelons inférieurs.»

Un chantier pharaonique. Car la Belgique a longtemps été l’un des pays d’Europe comptant le plus de lits psychiatriques par habitant. En 2008, le pays comptait 150 lits pour 100.000 habitants. Quinze ans plus tard, ce chiffre a chuté de 30% pour tomber à 105.