Être senior et homosexuel. Notamment en maison de repos. Une question encore trop souvent taboue. Pourtant, sur le terrain, comme à Bruxelles, les associations se mobilisent pour porter la voix des aînés, sensibiliser le personnel soignant comme les institutions.
«Je crains d’aller en maison de repos, mais comme tout le monde, non?», s’interroge François1, 87 ans. «Par contre, je ne crois pas que ça soit synonyme de retour au placard…», poursuit celui qui dit avoir connu les «mauvaises années» durant sa jeunesse en 1950 où il n’était pas question de s’affirmer comme homosexuel. «Quand on est très âgé, a fortiori malade, se préoccupe-t-on encore de sa sexualité, de savoir si on est hétéro ou homosexuel? Je n’ai pas la réponse, mais personnellement, en maison de retraite, je ne commencerais pas par dire que j’ai vécu avec un homme pendant 40 ans. Quand je vois la situation d’un de mes amis, âgé de 99 ans, qui se retrouve dans un home, noyé dans la masse, parmi 150 résidents, le véritable problème concerne moins l’homosexualité que de savoir s’il y aura un infirmier à temps s’il en a besoin.» François est conscient que, parmi les seniors LGBTQUIA+, son avis n’est pas le plus partagé. «Quand j’en parle avec des amis, quand j’avoue que cela ne me préoccupe pas, ils m’évoquent immédiatement des problèmes de discriminations, en citant des situations où des seniors LGBT n’avaient pas été traités correctement. Selon eux, je sous-estime le problème…»
Ce «problème», comme le nomme François, plusieurs associations l’ont pris à bras-le-corps à l’instar des Rainbow Ambassadors, rassemblement d’aînés LGBT né à Bruxelles en 2019. «S’il y a beaucoup d’associations LGBT, il y en a très peu pour les seniors. C’est un groupe totalement oublié», raconte Hilde De Greef, co-présidente des Rainbow Ambassadors. «Avec d’autres, quand on est devenus pensionnés, comme il n’y avait rien, on s’est dit qu’il fallait créer une association. On a bien constaté en le devenant que c’est une période pas si facile que cela. Certains rentrent de nouveau dans le placard dès lors qu’ils ont besoin de soins. Cela commence déjà à la maison lorsqu’il y a une infirmière à domicile, mais cela s’amplifie lors de l’entrée en maison de repos. Souvent, les seniors LGBT n’osent pas dire qu’ils sont homosexuels. Parce qu’ils ne savent pas comment le personnel, les résidents peuvent réagir.» Actuellement, l’association se concentre sur le «plus urgent», à savoir l’accueil des seniors LGBT en MR/MRS. Un travail commencé en pleine pandémie, notamment à Bruxelles.
Sensibiliser le personnel
«On s’est rendu dans plusieurs homes et, chaque fois, les réactions ont été très positives. L’idée est de sensibiliser le personnel, en allant du médecin à la technicienne de surface», explique Chille Deman, ancien assistant social actif parmi les Rainbow Ambassadors. «Souvent, on entend de la part des directeurs de maison de repos qu’il n’y a pas de problème, que tout le monde est le bienvenu…», renchérit Hilde. «Pourtant, les directions ne savent même pas que, parmi leurs résidents, certains n’arrivent pas avouer qu’ils sont homosexuels. C’est la raison de notre travail de sensibilisation: si une maison de repos peut créer un cadre propice à l’inclusion, alors les résidents oseront s’affirmer!» Grâce à son travail de terrain, l’association a pu recueillir divers témoignages: «En allant dans un home, un monsieur de 85 ans a mis trois ans pour se déclarer homo alors qu’il était militant… Il n’osait pas, en expliquant: ‘Je dois manger tous les jours avec les mêmes personnes, et si les résidents ne m’acceptent pas, que va-t-il se passer?’», raconte Chille.
«Avec d’autres, quand on est devenus pensionnés, comme il n’y avait rien, on s’est dit qu’il fallait créer une association. On a bien constaté en le devenant que c’est une période pas si facile que cela. Certains rentrent de nouveau dans le placard dès lors qu’ils ont besoin de soins. Cela commence déjà à la maison lorsqu’il y a une infirmière à domicile, mais cela s’amplifie lors de l’entrée en maison de repos.»
Hilde De Greef
À côté de cette sensibilisation, les Rainbow Ambassadors ont rédigé un manifeste pour donner une voix aux seniors LGBTQUIA+, lequel comprend cinq revendications, comme la mise en place d’une formation adaptée et complète pour toute personne qui s’occupe de seniors ou encore celle d’une clause anti-discrimination pour toutes les institutions de soins aux personnes âgées2. «Vous savez, l’inclusion commence dès l’entretien d’admission en institution, continue Hilde. Adapter sa communication peut se faire très facilement. Plutôt que de poser la question: ‘Êtes-vous marié.e ou l’avez-vous été?’, on peut demander: ‘Avez-vous une personne importante dans votre vie?’ L’emploi des mots est important. Les termes ‘homosexuel’ ou ‘lesbienne’ ne sont pas utilisés par tous les seniors LGBT. Souvent, ils préfèrent des mots comme ‘ami’ ou ‘partenaire’.»
Mais Hilde comme Chille sont bien conscients qu’il s’agit là d’un combat à mener en permanence, même dans les centres où les «ambassadeurs» ont déjà entamé des actions de sensibilisation. Cette sensibilisation passe également par l’image. L’association a créé une exposition itinérante intitulée: «Seniors LGBTQUI+: Here we are!» «Avec cette exposition, nous voulons montrer qu’il n’y a pas un senior LGBT, mais bien une grande diversité.»
Ouvrir le débat
Une expo qui est passée par la maison de repos et de soins Sainte-Véronique, située dans les Marolles à Bruxelles. Pour la directrice, Kelly Mertens, c’était une évidence, même si ce ne fut pas du goût de tous les résidents. La MRS accueille en effet en son sein des religieux. «Ma volonté était d’ouvrir le débat, de permettre la discussion», précise la directrice qui ne veut pas non plus être considérée comme une militante LGBT. «Je crois qu’il ne faut pas mettre l’accent uniquement là-dessus, sans quoi on risque de créer l’effet inverse, en rangeant les personnes dans une catégorie. Il faut être inclusif, en étant le plus égalitaire possible.» Dans l’établissement, on ne parlera donc pas de «mari» ou d’«épouse», mais plutôt de «partenaire». Libre à chacun de le remplir comme il le souhaite. «De la même façon qu’on essaie de personnaliser les soins à tous les niveaux, l’homosexualité est un aspect dont il faut tenir compte.»
La directrice reconnaît qu’il y a un tabou sur le sujet en MR/MRS, tout comme il y en a un aussi au sujet de la sexualité des seniors. Car aborder la sexualité, son orientation ou son identité de genre auprès de résidents qui arrivent en institution et qui ne connaissent pas le personnel n’est pas le sujet le plus évident ni même le plus immédiat, selon Kelly Mertens. «Cela doit nous interroger en tant que professionnels. Il faut trouver les moyens pour montrer qu’on est attentif à cette question, ouvert aussi, et qu’il n’y a pas de raison de cacher son identité, ses désirs, ses besoins, le tout sans brusquer des personnes qui n’ont pas envie d’en parler.» Complexe aussi d’évoquer la question en cas de démence ou d’Alzheimer. «Certains, vu le parcours discriminatoire qu’ils ont connu en étant jeunes, en replongeant dans un passé où ils ont dû se cacher bien souvent, réactualisent ce passé à cause de la maladie, en revivant des moments difficiles.» Parfois, la vie fait le reste et, comme ailleurs, des couples se forment: «Récemment, deux femmes se sont mises ensemble, et, devant une telle situation, on en parle ouvertement. Ce sont des personnes adultes, et ce n’est pas parce qu’elles vivent en institution de soins qu’elles n’ont plus la possibilité de choisir, de décider pour elles-mêmes. Notre tâche consiste à guider la famille en disant qu’être en couple leur fait du bien…»
«Cela doit nous interroger en tant que professionnels. Il faut trouver les moyens pour montrer qu’on est attentif à cette question, ouvert aussi, et qu’il n’y a pas de raison de cacher son identité, ses désirs, ses besoins, le tout sans brusquer des personnes qui n’ont pas envie d’en parler.»
Kelly Mertens
Kelly Mertens admet surtout que c’est pour ses équipes un processus d’apprentissage en permanence afin de répondre au mieux aux besoins des 85 résidents. Le personnel a ainsi suivi une formation sur les IST et le VIH. «Une formation suivie non pas parce qu’on accueille un public LGBT, mais parce que c’est un besoin, précise la directrice. Il reste par contre des situations sur lesquelles nous ne sommes pas formés parce que nous n’y avons pas été confrontés, comme l’accompagnement de personnes transgenres.»
Plus qu’un label LGBT-friendly à apposer aux MR/MRS, c’est surtout sur la formation qu’il faut miser, à en croire la directrice de la maison de soins et de repos. «Si on veut que l’accueil des seniors LGBT se normalise, il vaut mieux une approche globale. Cela fait huit ans que je travaille dans le milieu et on commence à voir une évolution tant sur la sexualité des seniors que pour l’inclusion du public LGBTQUIA+. Le travail des associations y est pour beaucoup, en attirant l’attention sur ce public.»
Éviter l’isolement
Attirer l’attention sur ce public, c’est le travail mené par l’association Tels Quels qui, depuis quelques années, organise des formations. Par exemple sur la sexualité et l’intimité avec des maisons de repos de la région montoise. Un travail qui a permis de revoir les questionnaires d’inscription ou les règlements d’ordre intérieur. En 2023, l’asbl lancera une nouvelle formation à Bruxelles à destination du personnel des MR/MRS sur la question de l’accueil des seniors LGBT. «Pour beaucoup de seniors que nous rencontrons, c’est inimaginable d’entrer dans une MR/MRS. C’est même le dernier recours. Certains qui en auraient besoin retardent le moment pour y aller», indique Manon Vleminckx, assistante sociale au sein de Tels Quels. «L’entrée en maison de repos est en effet très mal vécue pour une majorité d’entre eux: certains seniors LGBT ont peur de la discrimination liée à leur vie sexuelle. Une maison de repos est un lieu institutionnalisé où toutes les frontières sont bousculées, où on ne se retrouve plus à vivre sa vie parce que la maladie, le handicap prennent le dessus sur le désir, la liberté, l’intimité. Pour une génération qui a vécu avec le fait que les institutions, d’une manière générale, ne pouvaient pas accepter leur sexualité, il n’est pas étonnant que beaucoup craignent de se retrouver à nouveau dans ce carcan, ajoute Marine de Tillesse, chargée de projet au sein de l’asbl. Se pose aussi la question des soins, renchérit-elle. Le personnel médical n’est pas suffisamment sensibilisé aux publics LGBT, situation qui isole d’autant plus ces personnes âgées, notamment pour celles vivant avec le VIH.»
«Cette solitude et cet isolement impactent énormément la santé mentale et physique des seniors LGBT parce qu’ils sont invisibles autant pour la société que dans la communauté LGBT.»
Manon Vleminckx
Des seniors plus isolés que les autres «parce qu’il n’y a pas toujours un soutien social, familial ou autre. Surtout pour les personnes qui ont vécu la crise du sida et qui ont perdu une partie importante de leur entourage», poursuit Marine de Tillesse. «Cette solitude et cet isolement impactent énormément la santé mentale et physique des seniors LGBT, continue Manon Vleminckx, parce qu’ils sont invisibles autant pour la société que dans la communauté LGBT.» C’est aussi pour cette raison que Tels Quels a créé en 2013 le cercle des aînés, «faute d’activités où ils pouvaient se retrouver et être qui ils sont, sans se cacher», souligne l’assistante sociale. Pour l’asbl, et ce, alors que, au niveau tant de la COCOF que de la Wallonie, la législation garantit le droit au respect de la vie privée, affective et sexuelle des seniors, le bon exemple pourrait être montré par les MR/MRS liées à des CPAS: «Elles pourraient être pionnières en la matière, en formant le personnel, en dégageant du temps, ne serait-ce que pour revoir les questionnaires, la charte des valeurs favorisant l’inclusion des aînés LGBT», termine Marine de Tillesse.
Un processus que vient d’ailleurs d’entamer le CPAS de Bruxelles faisant de l’accueil des publics LGBT un point d’attention des projets de vie des maisons de repos et la formation de leur personnel prévue dans le plan de diversité de la Ville.
VIH: un accompagnement «timide»
Depuis 2017, la Plateforme Prévention SIDA propose des formations au personnel de maisons de repos. La cause est simple, à en croire Thierry Martin: «On assiste à un vieillissement des personnes vivant avec le VIH et la majorité des nouvelles infections sont dépistées dans des populations au-dessus de 35 ans. Avec les avancées médicales qui ont permis d’avoir des trithérapies beaucoup plus efficaces, l’espérance de vie se rapproche de la population normale.» Ces dernières années, l’association a rencontré des personnes qui vieillissent avec le VIH et qui à un moment donné sont placées dans des institutions, à l’instar des maisons de repos. «On est alors amené – même si cela reste timide à deux ou trois interventions par an – à faire des interventions dans des maisons de repos puisque ces professionnels de la santé n’ont jamais vraiment été confrontés au fait de recevoir des personnes séropositives», poursuit Thierry Martin. «Vu le profil des personnes vivant avec le VIH, on constate malheureusement une double discrimination: d’une part, parce que la personne est séropositive, de l’autre, parce qu’elle est dans certains cas soit d’origine étrangère, soit homosexuelle», ajoute-t-il. Suite à ce constat, la plateforme a mis sur pied une réflexion avec des professionnels du secteur pour voir ce qu’il faudrait faire pour favoriser l’intégration de ces personnes en maison de repos, et surtout en misant sur une actualisation des connaissances des professionnels de la santé concernant le VIH aujourd’hui. «L’image du VIH a effectivement beaucoup changé avec le temps, mais malheureusement, beaucoup de personnes, y compris parmi le personnel soignant, gardent une image du VIH des années 90», relève Thierry Martin.La plateforme a ainsi rencontré quelques cas de personnes séropositives, homosexuelles qui en arrivant dans un home l’ont difficilement vécu, ne serait-ce que lors de visites. «Si vous ne recevez que la visite d’hommes, cela peut faire jaser parmi les autres résidents comme parmi certains membres du personnel qui ne sont pas toujours très précautionneux par rapport à l’intimité des résidents. On a eu le cas, il y a quelques mois, d’un monsieur pour qui cela ne se passait pas bien dans l’institution où il était, et il a demandé à changer de maison de repos à cause de cela.»