Face à ces défis, et pour revoir un système en bout de course, il a fallu s’inspirer d’expériences à l’étranger. Notamment aux Pays-Bas avec Buurtzorg et en France avec Soignons humain. Dans les deux cas, il s’agit de soigner la relation avec les patients pour mieux les guérir, en les replaçant au cœur du processus de soin et en autonomisant le personnel soignant. Créé en 2006 aux Pays-Bas, Buurtzorg – littéralement «soins de quartier» – a été fondé par Jos de Blok. Après seize ans d’exercice en tant qu’infirmier et cadre dans le secteur médical, le constat du Néerlandais est simple: la bureaucratie et la recherche permanente du rendement étouffent le personnel soignant. Conséquence: des soins automatisés et chronométrés, un dialogue inexistant avec les patients, un personnel stressé, démotivé, flirtant avec un état de burn-out généralisé. La philosophie de Jos de Blok se résume en une phrase: «Humanity over Bureaucracy».
Dans ce cadre, Buurtzorg va se fonder autour de deux piliers que sont la simplification des organisations et l’autonomie des équipes. Buurtzorg adopte de la sorte une approche holistique, dont le patient, considéré dans sa globalité, est au centre. Pour y parvenir, Buurtzorg fonctionne avec des équipes soignantes composées de 10 à 12 personnes, au maximum, un secteur géographique très restreint, et une règle stricte: un client ne voit pas plus de deux soignants différents. Aujourd’hui, 70% des soins à domicile réalisés aux Pays-Bas le sont par Buurtzorg.
Buurtzorg fonctionne avec des équipes soignantes composées de 10 à 12 personnes, au maximum, un secteur géographique très restreint, et une règle stricte: un client ne voit pas plus de deux soignants différents.
Prendre le temps de discuter avec le patient, telle est la tâche première du personnel. Un échange qui permet de connaître les besoins individuels du patient et d’évaluer son écosystème afin de mettre en place un plan de soins personnalisé. Quels sont ses antécédents médicaux? Comment se sent-il? Physiquement, psychologiquement? A-t-il de la famille à proximité? Quelles sont ses relations avec ses voisins? Peuvent-ils lui venir en aide en cas de besoin?… Là aussi, Buurtzorg va à l’essentiel: il s’agit d’autonomiser le patient en lui permettant de créer un réseau de proximité et d’anticiper de potentielles pathologies ou dégradations de son état de santé.
Si Buurtzorg a révolutionné les soins à domicile aux Pays-Bas, c’est parce que l’initiative a pu aussi s’appuyer sur une nouvelle tarification des soins. Depuis 2015, les Pays-Bas ont en effet adopté une tarification horaire des soins. Un financement qui donne la possibilité aux soignants de moduler le temps passé avec les patients en fonction de leurs besoins, et non en multipliant les actes facturables, et donc rémunérateurs.
Avec de fameux résultats. Les patients qui font appel à Buurtzorg plutôt qu’à d’autres services ont un taux d’admission aux urgences 30% inférieur. Leur suivi médical étant régulier et confié à deux personnes au maximum, les signes avant-coureurs d’une pathologie sont décelés en amont. Ils enregistrent, également, une durée moyenne de séjour plus courte en cas d’hospitalisation et une durée de vie à domicile plus longue avant une admission en maison de repos. Côté soignants, Buurtzorg est plébiscité par son personnel. Pour ne prendre qu’un seul indicateur, le taux d’absentéisme de l’organisation est de l’ordre de 3% (contre 7%, en moyenne, dans le secteur aux Pays-Bas).
«Repanser» la santé par l’humain
C’est sur ce modèle batave que Soignons humain a vu le jour dans le nord de la France en 2016. «Le mot d’ordre est le suivant: repanser la santé par l’humain», explique Chrystèle Leman, cofondatrice de l’association. Cette infirmière de formation et «de cœur», comme elle aime ajouter, a travaillé à domicile pendant vingt-deux ans. «Dans mon exercice, j’ai dû composer avec la nomenclature des actes. 50% de mon temps passé avec les patients était en fait du bénévolat. Un jour, mon corps m’a fait comprendre que je ne pouvais plus faire mon métier tel que je le concevais et le pratiquais. Il fallait courir beaucoup pour générer du chiffre d’affaires, et ce n’était pas comme cela que je voulais travailler, témoigne-t-elle. Par rapport à notre métier, il y a quelque chose de l’ordre de l’incompréhension qui s’est développé, constate encore la cofondatrice de Soignons humain. D’un côté, on choisit ce métier pour s’occuper de patients, en ayant le temps de les soigner et de les prendre en charge. De l’autre, sur le terrain, on se rend compte qu’on n’a pas le temps, car faire du soin, c’est aussi faire de la rentabilité. Désormais, les infirmières sont plus expertes de la codification des soins que des soins eux-mêmes. Dans cette visée de rentabilité du soin, on a démultiplié les strates et les tâches, logique qui ne donne pas du pouvoir d’agir aux infirmiers. Or, on sait qu’un infirmier qui perd le sens au travail, c’est un infirmier qui ne peut pas exercer son rôle propre, à savoir soigner.»
Avec d’autres, elle fonde alors Soignons humain. «Notre vision était de vouloir être ensemble les meilleurs infirmiers possible, engagés pour l’autonomie des patients et responsables concernant les dépenses de santé publique. Car un infirmier du domicile, c’est un pilier central du soin.»
Depuis, Soignons humain a développé un réseau d’infirmiers de proximité, unis par des valeurs et des objectifs partagés: avoir une vision globale du patient comme personne humaine, avec l’ensemble de ses besoins, médicaux, relationnels, matériels et existentiels; répondre aux défis du vieillissement, du handicap ou de la maladie, en permettant de vivre plus longtemps à son domicile, avec un quotidien le plus riche et le plus autonome possible…
Soignons humain a développé un réseau d’infirmiers de proximité, unis par des valeurs et des objectifs partagés: avoir une vision globale du patient comme personne humaine, avec l’ensemble de ses besoins, médicaux, relationnels, matériels et existentiels…
Soignons humain repose aussi sur une innovation organisationnelle: la gestion de l’équipe se fait par les professionnels eux-mêmes, avec un principe d’autodétermination (prises de décision par consensus, pas de hiérarchie interne à l’équipe).
Dans cette logique, depuis 2019, Soignons humain s’est étendu à d’autres régions françaises (Île-de-France et Occitanie) avec le projet Équilibres (Équipes d’infirmières libres responsables et solidaires), qui regroupe 170 infirmiers et accompagne plus de 25.000 patients à domicile. Un projet, encore au stade l’expérimentation, qui rompt avec la logique de rentabilité à l’acte, en proposant une tarification à l’heure. «De la sorte, les infirmières peuvent choisir le temps qu’elles consacrent à leur patient. Aussi un lien différent se noue avec eux. Le temps investi au début de leur relation encourage les patients à se livrer, à prendre davantage confiance en eux et à s’autonomiser», confie Chrystèle Leman.
Une expérimentation plébiscitée d’ailleurs par les patients et leurs aidants puisque 93% d’entre eux jugent que leur qualité de vie a été maintenue, voire améliorée grâce à l’intervention des infirmiers.