«On verra bien, ce que l’avenir nous réserve, on verra bien, vas-y, on n’y pense pas », crachote le baffle. L’avenir, parlons-en pourtant. Cette semaine sur Chicon est pour le trio l’occasion de « retraverser » le passé, mais aussi de réfléchir à ce qui pourrait se profiler à l’horizon. Au beau milieu de l’océan, espace sans repères pour rêver sans barrières…
Après une navigation bien sportive, Thomas rameute les troupes pour réfléchir au «futur projet». On coupe le son, on sort les chips. Le «carré» prend des airs de QG. « J’avais envie de revenir sur Chicon pour apprendre ce qu’on m’a appris. Comme mes deux complices, j’ai vécu beaucoup de choses. J’aimerais pouvoir, vu que je suis passée par là, apporter des choses à mon tour à d’autres. Mais pas en mode éducatrice ou assistante sociale, sans casquette SAJ ou SASE. De manière plus cool, pas dans un bureau. Par le voyage, on apprend beaucoup », commence Alex.
«Ça manque de lien, de connexion entre des jeunes qui ont vécu des galères et d’autres qui sont en train de les vivre ou vont les traverser », renchérit Anna.
«Vous seriez prêtes à rencontrer d’autres jeunes comme vous et de partager votre expérience, donc », résume Thomas. «Vous connaissez le terme de pair-aidance ? On peut aussi parler d’experts du vécu pour désigner des personnes qui ont connu des situations difficiles et qui accompagnent d’autres personnes dans ces situations. Je ne m’attache pas spécialement à ces mots-là, mais ce sont des choses qui existent, vous devez savoir que ça existe dans certains secteurs du social, mais pas vraiment dans l’Aide à la jeunesse. Il faudra donc l’inventer. C’est toute la beauté, mais aussi la difficulté », leur adresse-t-il.
Silence. Regards. Le mot est désormais connu. Et semble tout désigné. Et celui-là, il ne restera pas confiné à bord. Anna, Alex et Nansé reviennent à Bruxelles chargées de vitamine D et reprennent leur vie. Une vie bien remplie : reprise de formation pour obtenir le CESS, recherche de boulot, cours du soir, sorties, galères administratives.
«Au printemps, elles sont venues nous revoir en nous expliquant qu’elles étaient allées voir le Bureau international jeunesse pour avoir des financements, mais se sont fait aussitôt recaler car elles n’entraient pas dans les critères. Pour nous, c’était un vrai signe de motivation et Autrement Dit s’est décidé à les soutenir », explique Marie. Et d’ajouter : «On est certain que le discours d’une ancienne jeune mise en autonomie a plus d’impact que celui d’une intervenante sociale, parce qu’elle amène l’expérience en plus. Cela permet aux jeunes de voir que le problème, ce n’est pas eux, c’est le système, de se rendre compte que leur situation, même compliquée, est finalement assez ‘normale’. »
Rédactions d’appels à projets, réunions de préparation, organisation d’un crowdfunding Lab Cap 48. Le projet se met en route, avec Anna et Alexandra seulement. Et trouve un nom «Perip & Sea ». «Ça leur a demandé un investissement de dingue dans une vie déjà pas simple, ça force le respect », salue la travailleuse sociale d’Autrement Dit. Un engagement qui a porté ses fruits puisque au congé de Toussaint, elles embarquent avec trois jeunes filles d’Autrement Dit, et Marie. «Le Palan, c’était un pari pour Autrement Dit. Le pari de se dire que ça ne peut que changer quelque chose chez les jeunes, apporter quelque chose d’extraordinaire. Ça peut être frustrant parce que tu ne peux pas en mesurer l’impact alors que ça nécessite un énorme investissement de beaucoup de gens. Anna et Alex nous ont prouvé que oui, il y a eu des effets », explique Marie.
Un premier bilan
En attendant l’évaluation qui sera réalisée courant 2024 avec tout le groupe, elle tire déjà son bilan de cette première expérience de pair-aidance avec « ces cinq bouts de femmes qui l’ont beaucoup touchée » : «Des paires-aidantes se sont reconnues dans certaines jeunes, seules, beaucoup sur leur téléphone, cela a créé des complicités et des confidences. C’est une réussite à deux niveaux. Pour les jeunes MEA, Anna et Alexandra sont un phare qui indique où elles pourront être dans deux ans. Pour les paires-aidantes, c’est une façon de voir comment elles ont changé en deux ans. »
Chaïma (nom d’emprunt), jeune de 18 ans qui faisait partie des jeunes embarquées pour ce premier «Palan pair-aidant », est rentrée ravie de l’expérience de voile «hors du temps ». Ses mots résonnent avec ceux d’Anna, Nansé et d’Alexandra. Sur la pair-aidance, elle observe : «Ça met plus à l’aise de parler de sa vie avec des plus jeunes, mais il y a aussi un côté ‘faux adulte’. Une façon de briser la glace serait de multiplier les rencontres avant pour qu’on puisse plus se découvrir entre nous au feeling. »
Du côté de Chicon Pleine Mer, la satisfaction est partagée : «Quand on va voir des partenaires, on nous demande souvent quels seront les résultats de ces séjours sur les jeunes… Notre idée, c’est que le voyage émancipe, mais on ne sait pas a priori ce que ça va créer chez les jeunes. Ça dépend de nombreux paramètres : les jeunes se connaissent-ils auparavant? Comment ressentent-ils la chose? D’habitude, on ne les revoit pas après le voyage. Les voir là, ces ados devenues adultes, revenir par elles- mêmes, avec l’envie d’emmener à leur tour des jeunes et y parvenir… On ne pouvait pas rêver mieux comme ‘résultat’ quand on a lancé le Palan en 2016 ! », commente Benjamin.
Parce qu’inventif et inédit, le projet n’a pas de définition arrêtée et ses répliques ne seront jamais identiques. Qui dit projet innovant, dit aussi questions en suspens. «Quel lien garder avec les jeunes sans s’épuiser? Quelle distance professionnelle mettre entre les jeunes et les paires-aidantes? Jusqu’à quel âge est-on paire-aidante? », se demandent les protagonistes de cette aventure. Mais aussi – avec ou sans le volet pair-aidance – « comment financer un projet ‘qui ne rentre pas dans les cases’? »
« Leur envie est là, il faut tenir bon, il y a une place à prendre », défend Thomas, convaincu. Anna et Alexandra, galvanisées par la réussite du Perip & Sea acte I, y croient aussi : «Wesh, on repart quand vous voulez. » «Nous ou d’autres! », ajoutent-elles, de belles âmes fougueuses animées par l’envie de « raconter et partager leurs péripéties pour pouvoir épauler d’autres qui y sont confrontés ». Contre vents et marées.