En décembre 2018, Alter Échos s’était rendu dans les locaux de la SCMR de Liège, à peine trois mois après son ouverture. À cette époque, le projet est qualifié de «pousse-la-loi» par notre journaliste. Une vieille législation datant du 24 février 1921 stipule en effet que quiconque ayant facilité à autrui l’usage de drogue, notamment en lui procurant un local, est punissable par la loi. Par sa simple existence, celle que l’on appelle aussi «Såf Ti» («Sauve-toi», comme on dit à Liège) constitue donc un pied de nez aux législateurs de l’après-Première Guerre mondiale… «Si une overdose mortelle devait arriver, l’endroit serait considéré comme une scène de crime», prévient d’ailleurs Dominique Delhauteur, son coordinateur, un brin inquiétant.
Cette menace n’empêche cependant pas les travailleurs et travailleuses de la structure de se montrer enthousiastes. «Dans le secteur, cela fait dix ans qu’on attend cette salle. Pouvoir y participer, c’est comme un rêve», se réjouit Claude, une éducatrice. «Dès qu’on a eu le feu vert pour le projet, on a tout monté en trois mois. On était épuisés, mais on l’a fait», s’emballe de son côté Marylène Tommaso, l’infirmière en chef. Il a en effet fallu faire vite puisque c’est le 28 mai 2018 que le conseil communal de la Ville de Liège confie la gestion d’une salle de consommation à moindre risque à la Fondation Tadam. On décide de la localiser juste à côté du commissariat de «‘Wallonie’ Liège-centre». La zone est connue pour abriter de nombreux consommateurs de drogue en rue, majoritairement sans domicile fixe. Les résultats ne sont font d’ailleurs pas attendre. En trois mois, 183 consommateurs s’inscrivent. Un «boom» qui semble venir confirmer les conclusions d’une étude commandée par l’État fédéral à Belspo, le service public de programmation de la politique scientifique, sur la faisabilité des SCMR en Belgique. Celle-ci précisait quelques mois avant l’inauguration de Såf Ti que «les études d’évaluation des SCMR dans le monde entier ont montré que ces structures atteignent – et sont acceptées par elles – des populations cibles vulnérables qui ne sont souvent pas atteintes par d’autres services traditionnels. L’utilisation des SCMR a été associée à une réduction des comportements à risque liés à la consommation de drogue (partage de seringues et pratiques d’injection dangereuses) et à une diminution de la morbidité et de la mortalité par overdose».
La zone est connue pour abriter de nombreux consommateurs de drogue en rue, majoritairement sans domicile fixe. Les résultats ne sont font d’ailleurs pas attendre. En trois mois, 183 consommateurs s’inscrivent. Un «boom» qui semble venir confirmer les conclusions d’une étude commandée par l’État fédéral à Belspo, le service public de programmation de la politique scientifique, sur la faisabilité des SCMR en Belgique.
Cinq ans plus tard, lorsque nous poussons à nouveau les portes de Såf Ti lors d’une journée de novembre bien humide, le décor de la salle n’a pas changé. Toujours les mêmes conteneurs empilés à la manière d’un joueur de Tetris qui aurait un peu trop forcé sur les psychotropes, toujours les mêmes lieux abrités par ces monstres de métal: une salle d’attente, une infirmerie, une salle d’inhalation, une salle d’injection et des locaux administratifs pour l’équipe. Toujours, aussi, dans un grand hall, ce comptoir d’échange de matériel où les usagers peuvent obtenir des ustensiles neufs en échange d’usagés, un dispositif permettant d’éviter que de vieilles seringues ne se retrouvent sur la voie publique, tout en réduisant les risques de contamination des consommateurs via un partage d’aiguilles.
Toujours les mêmes conteneurs empilés à la manière d’un joueur de Tetris qui aurait un peu trop forcé sur les psychotropes, toujours les mêmes lieux abrités par ces monstres de métal: une salle d’attente, une infirmerie, une salle d’inhalation, une salle d’injection et des locaux administratifs pour l’équipe.
Dans les locaux également, on retrouve des profils d’employés déjà croisés à l’époque: des éducateurs, des infirmières, un médecin généraliste deux fois par semaine, ainsi que des travailleurs sociaux. C’est qu’en plus de ses missions de santé publique et de suivi médical, la salle offre toute une série de services «sociaux», aussi appelés médico-sanitaires. «Cela peut être une demande de suivi administratif, une remise en ordre de mutuelle, une recherche de logement, des soins d’hygiène, un contact avec un administrateur de soins, bref, beaucoup de choses», explique Marylène Tommaso, fidèle au poste. Près de l’infirmerie, on croise d’ailleurs Marc1, un «client» régulier de la salle qu’il fréquente quatre ou cinq fois par semaine. Toxicomane depuis 30 ans, il a vécu à la rue avant de finir par retourner chez son père. «J’ai consommé dans des endroits pas possibles, témoigne-t-il. Mais aujourd’hui je préfère acheter quelque chose place Saint-Lambert et venir le consommer à la salle plutôt que dans la rue puisque mon père ne veut pas que je consomme à la maison.» Brûlé au doigt, Marc est aussi venu se faire soigner. «Il n’y a qu’ici que l’on trouve cette combinaison de services», affirme-t-il avant de s’éclipser.
Si le projet semble donc sur des rails, plusieurs événements ont marqué son existence depuis 2018. Il y a eu le Covid tout d’abord, au cours duquel la salle est restée ouverte. Peu utilisés jusqu’alors, les services médico-sanitaires ont connu une forte augmentation, au point de représenter actuellement «jusqu’à 20% des passages à la SCMR certains mois», explique aujourd’hui Dominique Delhauteur. Dans la foulée, d’autres indicateurs ont aussi gagné en importance. En décembre 2023, soit cinq ans après la première visite d’Alter Échos, la salle comptait 1.361 consommateurs inscrits. Depuis août 2019, les données montrent que 27% des personnes ayant fréquenté la salle l’ont fait de manière «régulière» (une visite par quinzaine ou mois au moins) et «fidèle» (une visite par semaine au moins).
En mars 2023, c’est un autre événement qui a marqué la vie de la SCMR. La chambre des représentants a voté une loi exonérant de sanctions les travailleurs des espaces de consommation à moindre risque reconnus par les pouvoirs publics. Finies donc les menaces dues au vieux texte de 1921. Si Marylène Tommaso affirme que la salle ne connaît aujourd’hui «quasiment plus d’intoxications ou d’overdose» et qu’aucune de celles qui ont eu lieu n’a été mortelle depuis l’ouverture de la salle, cette évolution constitue tout de même «une sacrée avancée», souffle-t-elle.
Si le projet semble donc sur des rails, plusieurs événements ont marqué son existence depuis 2018. Il y a eu le Covid tout d’abord, au cours duquel la salle est restée ouverte. Peu utilisés jusqu’alors, les services médico-sanitaires ont connu une forte augmentation, au point de représenter actuellement «jusqu’à 20% des passages à la SCMR certains mois», explique aujourd’hui Dominique Delhauteur.
Et puis, finalement, est bien sûr venue la publication du fameux rapport de recherche de l’ULiège… Celui-ci pointe d’autres problèmes pour Såf Ti, comme la relative méconnaissance que les usagers semblent avoir des services médico-sanitaires, malgré la hausse post-Covid. Mais ce sont donc bien les effets – ou l’absence d’effets… – du projet sur les volets réduction des nuisances et criminalités qui ont fait parler d’eux. À ce sujet, Dominique Delhauteur affirme voir dans la réaction du MR liégeois l’influence droitière de Georges-Louis Bouchez, le président du parti libéral. Un Georges-Louis Bouchez qui a qualifié les salles de consommation à moindre risque «d’aspirateurs à toxicomanes» et a plaidé pour leur fermeture sur les ondes de Bel RTL fin août 2023 après avoir visité la SCMR de Liège… «À peine sorti, il nous a chié sur la tête», se lâche Dominique Delhauteur, avant de voir dans le discours «trumpiste» des élus MR l’influence des élections communales d’octobre 2024 où chacun aura à se positionner sur ses fondamentaux, la sécurité n’étant pas le moindre de ceux-ci pour le MR.
Si Dominique Delhauteur parle avec autant de liberté, c’est qu’au 1er avril 2024, Såf Ti ce sera fini pour lui. L’homme part à la pension et sera remplacé par Juan Cortes Leclou, un criminologue formé à l’Université de Liège, aujourd’hui attaché au plan de prévention de la Ville de Liège. Le fameux «attaché pour la Fondation Tadam» évoqué au point 99 du conseil communal du 19 février 2024, c’est lui… «Je n’ai pas beaucoup aimé l’ambiance, faite de politique méchante, des derniers mois. Je n’aurais pas dit ça il y a un an, mais je me réjouis de me barrer», conclut Dominique Delhauteur.