Apprendre à commander un dürüm

« J’ai beaucoup de problèmes à la maison. Ma maman est fâchée, mon frère est fâché… Tout le monde est fâché. Laissez-moi tranquille, je m’en fous du français, je m’en fous de l’école, je m’en fous de la Belgique. »

Aïda, 18 ans 

 

Guirlande de fanions tutoyant le ciel, étagères débordant de classeurs, BD, livres pour enfants, jeux de sociétés et puzzles, semainier imagé, mappemonde, maquette de squelette humain, bics en tous genres et photos d’ados tapissant les murs… Tout ici fait penser à une salle de classe. C’est dans cette atmosphère enfantine et chatoyante que baigne Tchaï, une ASBL accueillant des jeunes en exil ou issus de communautés roms qui n’ont été que peu – voire pas – scolarisés.  

 

En ce lundi matin, l’ambiance est studieuse dans cette ancienne et vaste salle de sport mise à disposition par le centre de formation Bonnevie, un organisme d’insertion socio-professionnelle situé dans le centre historique de Molenbeek. Si on tend l’oreille, on perçoit des chuchotements, des murmures, des voix juvéniles qui répètent avec hésitation des syllabes, des mots, des phrases entières. Plusieurs duos sont attablés dans cette grande pièce séparée en différents espaces. Pour l’heure, les jeunes qui sont arrivés dès 9h du matin ont pris place dans la partie réservée aux leçons d’alphabétisation.  

 

Mais ici, pas de programme de cours déterminé à l’avance, pas d’objectif chiffré à atteindre, pas d’échéance, pas de prérequis, pas d’examen. Si le planning du jour est individualisé, c’est que tous n’ont pas le même niveau de maîtrise du français, ni les mêmes connaissances de base. Et c’est là la particularité de Tchaï : partir du jeune et de ce qu’il connaît en arrivant.  

 

L’offre pédagogique, c’est la porte d’entrée pour ces jeunes qui atterrissent ici via le bouche-à-oreille, les centres d’accueil, les assistantes sociales. « Nos activités sont proposées de manière collective deux jours par semaine et de manière individuelle deux autres jours par semaine, explique Pernelle Taquet, cofondatrice du projet. Lors des propositions collectives, chaque jeune est accompagné individuellement par un adulte, quel que soit son niveau. Notre méthode s’adapte aux particularités de notre public. Cela lui permet d’avancer dans l’apprentissage de la langue, qu’importe son investissement. Elle sollicite autant les compétences orales que les compétences écrites. Avec le temps, notre banque d’outils s’étoffe et s’améliore, dans le but de pouvoir apporter à chaque jeune une possibilité d’avancement, à partir du point où il se trouve. » 

 

Des outils ancrés dans le réel 

 

Toutes les fiches pédagogiques ont été pensées à l’aune de cette réalité. Elles sont ainsi ancrées dans le vécu concret des jeunes, et correspondent à des situations de vie réelles et non pas inventées de toutes pièces. « Cette démarche contribue à une meilleure compréhension, mémorisation et accroche, poursuit-elle. C’est pourquoi nous investissons beaucoup de temps dans la préparation de nos supports pédagogiques. Le lien de confiance que nous tissons avec eux sur le long terme nous offre une certaine compréhension de leurs réalités sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour élaborer nos outils. » 

 

Aujourd’hui, Deogratias, bénévole depuis le début de l’aventure, embarque le jeune Yafet dans un jeu de rôle. La situation simulée : commander un dürüm dans un snack. Le but est de le faire se sentir plus à l’aise lorsqu’il y sera confronté dans la vraie vie. À la fin de la matinée, la parole est déjà plus fluide, les mots sortent plus rapidement. Gros efforts et petite victoire que savoure chaque adulte accompagnateur. « Un matin, je travaillais l’alphabétisation avec Wafah. L’après-midi, nous faisions une sortie et pour rejoindre le métro, nous marchions dans la rue. En cheminant, Wafah m’a interpellée, toute fière : « Madame, madame, il est écrit ‘solderie’ là, c’est bien ça ? » Elle déchiffrait de mieux en mieux les mots et commençait à faire le lien entre les apprentissages et les enseignes placées dans la ville », relate Coriandre, accompagnatrice.  

« Chez Tchaï, on n’est pas contre l’école en soi, avertit Gary Vargas, cofondateur de l’association. Mais pour ces jeunes-là, on pense que c’est important qu’il y ait quelque chose à côté de l’école car le cadre qu’elle impose ne leur est pas adapté. Cette institution a été construite comme ça : à l’école, on ne se lève pas quand on veut, on doit écouter le professeur et rester assis, il y a des horaires et des contraintes. Ici, on veut avant tout partir de leurs besoins, et pas leur imposer des choses qui leur sont impossibles. »  

 

Sans perdre courage, travailleurs et bénévoles remettent l’ouvrage sur le métier. Encore et encore. Autant de fois que nécessaire et pour tous les apprentissages, aussi élémentaires soient-ils. « Ça, c’est pour indiquer l’heure, annonce Deogratias en brandissant une horloge. Un, deux, trois, quatre, cinq… Quand on fait deux fois le tour du cadran, ça fait une journée. Pour savoir quelle heure il est, il faut regarder la petite aiguille pour les heures, et la grande pour les minutes. Une heure est égale à 60 minutes et une minute est égal à 60 secondes… »