Fares, 18 ans
Tchaï ouvre ses portes aux jeunes qui vivent aux confins de la société. Ceux pour qui l’école n’est pas une éventualité. « Ils sont dans une telle souffrance sur le plan de la santé mentale qu’il n’est pas possible pour eux de rejoindre les bancs de l’école », indique Pernelle. La structure pratique l’accueil inconditionnel, c’est-à-dire que les jeunes sont toujours les bienvenus, quel que soit leur état psychique et physique. Ils peuvent aussi arriver en retard sans que personne ne les juge ou ne pose de question. Les travailleurs savent que leurs jeunes sont confrontés à des problématiques radicalement différentes de celles des gens de leur âge. La plupart du temps, ils sont pris dans des stratégies de survie qui ne leur permettent pas de dégager l’espace mental nécessaire pour intégrer correctement des apprentissages.
« Leur priorité est bien entendu de répondre à leurs besoins de base, et l’école n’en fait pas partie, soutient Gary. Certains jeunes exilés ont des pressions énormes pour envoyer de l’argent au pays, par exemple. Pour eux, c’est le fait de travailler qui a du sens. De même, si un jeune n’a pas de logement, c’est compliqué de lui demander d’apprendre à lire et écrire. Certains n’ont pas dormi de la nuit et sont exténués. Donc, quand ils arrivent, ils peuvent se reposer dans les canapés avant de commencer à travailler, même un tout petit peu. Chacun vit avec ses difficultés et on veut respecter ça. Les faire venir est déjà une victoire. »
Vulnérables et parfois isolés, ces jeunes expérimentent la précarité et l’instabilité. Ce qui n’est pas sans conséquences. « Comme ils n’ont pas été à l’école, ils n’ont pas reçu tous les acquis sociaux et les codes qu’on intègre depuis qu’on est tout petits et qui deviennent naturels, poursuit-il. Ils vont souvent avoir des expériences de refus au contact des institutions. Ils vont avoir du mal à se raconter à la commune ou chez le médecin, et se trouver dans une voie sans issue car ils ne sont pas accompagnés comme ils en auraient besoin. Et ils ont donc naturellement du mal à trouver leur place et à exister dans la société. » C’est pour cette raison que Tchaï comporte également un volet psycho-social. Ses membres – à la fois enseignants, travailleurs sociaux et animateurs – aident les jeunes à accéder à leurs droits et sont des soutiens dans la poursuite de leurs démarches administratives (au CPAS, à la commune, auprès des médecins, des avocats, etc.).
Écrire comme un enfant de six ans
Joula est étudiante en psychologie. Bénévole depuis fin février, elle admire le courage des jeunes qu’elle accompagne chez Tchaï. « Étant donné mon vécu, je les comprends. Je suis moi-même arrivée en Belgique à dix ans et je sais ce qu’ils ressentent et par quoi ils passent, même si chaque vécu est singulier. Ne pas se faire comprendre, se sentir à l’écart et devoir s’adapter à une nouvelle société, c’est extrêmement compliqué. Il faut beaucoup de force pour passer par ces épreuves de la vie. Parfois, ils ont honte de ne pas avoir le même niveau que les autres jeunes de leur âge. Mais je leur réponds qu’ils ont d’autres qualités en eux. »
Être ado et se rendre compte qu’on écrit comme un enfant de six ans est de fait une expérience douloureuse et violente, même si les ressources de ces jeunes sont en réalité importantes. « Bien souvent, ils ont des années de voyage derrière eux, durant lesquelles ils ont acquis des expériences professionnelles qui ne sont pas valorisées ici, ajoute Pernelle. Ils ont parfois beaucoup travaillé, depuis tout petits, que cela soit dans la restauration, la récolte de fruits ou ailleurs. Mais ici, tout cela n’est pas reconnu. On leur dit simplement qu’ils doivent passer toute la journée à l’école pour obtenir un diplôme. »
Désorientés et en perte de repères, ces ados ont du mal à rester concentrés très longtemps. Il faut alors redoubler de créativité pour capter et garder leur attention. Les pauses sont donc fréquentes mais indispensables. Les adultes l’acceptent avec bienveillance et compassion. Surtout que leurs jeunes sont la plupart du temps très demandeurs et motivés.
« Dans notre société, tout est basé sur l’écrit : le nom des rues, des arrêts de bus, etc., rappelle Deogratias. Nous, on ne s’en rend plus compte, mais il est très difficile de se repérer et d’être à l’aise quand on ne sait pas déchiffrer ce qui nous entoure. C’est vraiment au contact de ces jeunes que j’ai pris conscience de cela. S’ajoutent à cela des parcours souvent chaotiques et une charge mentale forte puisque certains ont fui la guerre, subi des sévices qu’ils ne peuvent pas exprimer. Ces jeunes ont naturellement besoin de plus d’attention pour apprendre. »