Début décembre, le sénateur et bourgmestre de Liège déposait deux projets de loi en matière de toxicomanie. Le premier a pour but la reconnaissance légale de salles de consommation à moindre risque. Le second, en faisant reconnaître le traitement assisté par héroïne pharmaceutique, s’il est voté, pourrait permettre la reprise et la pérennisation du projet Tadam. Interview.
Alter Échos : C’est la première fois qu’un projet de loi est déposé pour faire reconnaître les salles de consommation. Pensez-vous que les mentalités ont évolué, que le politique et les citoyens sont prêts à l’accepter ?
Willy Demeyer : Ce sont des projets qui interpellent, comme d’autres sur l’euthanasie, le mariage homosexuel ou la prostitution. Cela fait partie de sujets de société, c’est-à-dire de la gestion de phénomènes sociétaux qui peuvent être vécus comme des nuisances ou comme des comportements déviants, et qui pour certains d’entre eux sont aussi peut-être des échecs de la société. On m’a dit que c’était courageux à l’approche des élections. En fait, j’attendais l’évaluation du projet Tadam pour déposer les deux projets et cela a pris un certain temps (NDLR l’évaluation a été publiée fin 2013). Je ne suis pas sûr que le projet salles de consommation va passer. Ça finira par passer, c’est ma conviction, mais je ne suis pas sûr que ce sera maintenant.
AÉ : Qu’est-ce qui vous a amené à déposer ce projet de loi ?
WD : De par le positionnement de Liège à côté de Maastricht, nous avons sur le territoire de la ville et environs une problématique de toxicomanie qui s’est développée et qui demande réponse. Ici, beaucoup de personnes souhaitent qu’on trouve une solution. Une solution sur trois volets, que je ne classe pas dans l’ordre : la visibilité du phénomène dérange, il faut une politique de réduction des risques et une politique pragmatique d’accroche de ces personnes pour les amener à reprendre contact avec une ébauche de services de soins. En cela, ces salles de consommations pourraient être articulées avec le dispositif Tadam. On peut imaginer que quelqu’un qu’on « attrape » dans la salle de consommation pourra ensuite se diriger vers Tadam. Cela fait partie d’une approche globale et intégrée, que nous développons depuis 2002, qui va de la prévention à la répression en passant par la gestion des risques et par le curatif.
AÉ : Y a-t-il un projet concret de salle de consommation en gestation à Liège ?
WD : Oui. On y travaille au niveau du terrain depuis quelques années. L’Observatoire liégeois des drogues, dans le cadre du plan de prévention, réfléchit à ces problématiques. Nous organisons le 5 février prochain un séminaire professionnel dédié à tous les aspects judiciaires et légaux de ce projet, avec le Parquet, les services de police. Donc on y réfléchit, et nous travaillons de concert avec la magistrature. Mais tant qu’on n’a pas de cadre légal autorisant la salle de consommation, on ne peut pas aller plus loin.
AÉ : L’approche des salles de consommation, c’est une approche pragmatique, qui va à l’encontre d’une approche hygiéniste, selon laquelle la drogue doit être éliminée et qu’il faut absolument soigner ces gens…
WD : L’un n’empêche pas l’autre… Dans un plan global et intégré, vous avez deux segments. Vous avez les gens qui se droguent en rue et vous avez le segment concerné par Tadam, de vieux toxicomanes qui ont tout essayé pour s’en sortir et qui n’y arrivent pas. Moi je veux m’adresser à tous les segments de la société. Ce qu’on n’a pas encore prévu, c’est la maison de repos pour toxicomanes. C’est quelque chose qui existe aux Pays-Bas…
AÉ : Ces projets reposent sur une contradiction légale puisque la consommation est autorisée dans un périmètre donné et pas ailleurs. Seriez-vous prêt à envisager de légaliser plus largement certains types de consommation, comme le cannabis ?
WD : Dans l’état actuel des choses, ma position est une position de gestionnaire de grande ville qui demande au pouvoir législatif de l’aider à régler des problèmes. Je ne suis pas dans une optique de principes généraux. Quelqu’un comme Catherine Fonck, dans les débats, me dit « Monsieur Demeyer, votre proposition, c’est un premier pas vers la légalisation ». La Liaison antiprohibitionniste dit cela également. Mon raisonnement ne va pas jusque-là, je suis dans la résolution de problèmes. Et cette réponse-là on aurait déjà dû l’avoir il y a dix ans.
AÉ : Quel est votre point de vue de bourgmestre sur le projet Tadam, notamment en ce qui concerne les questions d’ordre public qui pouvaient susciter des inquiétudes chez les riverains ?
WD : J’ai résolu le problème très simplement. Nous avons racheté les bâtiments de l’ancien journal La Wallonie. On y a fait le plus gros commissariat de quartier de la Région wallonne et l’on y a inséré le centre Tadam. Cela a sécurisé les travailleurs, les policiers, les patients et les riverains. Un éducateur de rue a aussi été spécialement attentif au contact avec les riverains et avec les usagers afin de les responsabiliser. Les gens ont commencé à se connaître. Les personnes qui fréquentaient le centre sont des gens attachants, ils jouent le jeu, ils se mettent en péril, certains sont tombés plus bas qu’ils ne l’étaient auparavant. Finalement, les liens humains ont primé sur le reste. Je n’ai eu aucune plainte pendant les deux années de fonctionnement (NDLR en réalité une unique plainte a été déposée durant les deux années de fonctionnement du centre).
AÉ : Quelles suites pour le projet Tadam ?
WD : Financièrement, j’imagine que nous aurons d’une manière ou d’une autre une participation du Fédéral. Et dans la mesure que je considère cela comme une priorité, je réorienterai des budgets. Mais nous avons avant surtout besoin du soutien législatif, sinon nous arrêterons. L’accord c’était : on va jusqu’au bout de l’expérience et puis le législateur se positionne.
AÉ : Selon vous, comment ces deux projets vont-ils être reçus au niveau politique ? Y a-t-il un consensus sur ces questions dans votre parti ?
WD : Ce que je peux vous dire c’est que, aujourd’hui, j’ai recueilli au Sénat plus d’adhésion pour le projet Tadam que pour le projet salles de consommation. Je pense que ce dossier-là va passer, si ce n’est pas sous cette législature, ce sera au début de la prochaine. Concernant les salles de consommation, on peut dire que oui, il y a un consensus dans mon parti, et qu’il dépasse mon parti. Il y a déjà des cosignataires aux deux projets de loi (NDLR à ce jour, les deux projets de loi ont été cosignés, respectivement, par : Philippe Mahoux (PS), Leona Detiège (sp.a), Christine Defraigne (MR), Vanessa Matz (cdH) et Jacky Morael (Ecolo) pour le projet Tadam, et par Philippe Mahoux, Leona Detiège et Jacky Morael pour le projet salles de consommation).
Les signatures sont une chose, le vote en est une autre. C’est vrai que le moment n’est pas bien choisi à l’approche des élections. Mais je reviendrai avec ça sur le tapis. Ce n’est pas une approche dogmatique, je pense réellement que c’est un mieux. Nous pouvons en parler car, autour de nous, dans des villes comme Aix-la-Chapelle, Maastricht, ce sont des choses qui existent.
Projet-pilote thérapeutique mené à Liège entre 2011 et 2013, Tadam proposait à des patients toxicomanes sévèrement dépendants un traitement assisté par diacétylmorphine, c’est-à-dire de l’héroïne pharmaceutique prescrite et administrée sous la supervision d’infirmiers dans le centre Tadam. L’objectif principal étant le sevrage à l’héroïne de rue, qui présente de nombreux risques pour la santé. Le public était constitué de personnes qui consommaient, pour la plupart, de l’héroïne depuis une vingtaine d’années et de manière quasi quotidienne au cours du dernier mois. Ils avaient tous précédemment suivi un traitement de substitution par méthadone qui s’était soldé par un échec. Un groupe contrôle, soigné par méthadone, a été constitué.
Le projet, clôturé en janvier 2013, était en attente de son évaluation. Voilà qui est fait. L’Université de Liège (ULg) a rendu public son rapport final en décembre dernier. Il en ressort des améliorations à plusieurs niveaux : diminution de la consommation de l’héroïne de rue, amélioration de la santé physique et mentale des patients et diminution des faits de délinquance commis par ces personnes. Un point négatif néanmoins, la durée du traitement limitée à douze mois, entraîne un risque important de reprise de la consommation d’héroïne de rue en fin de traitement. « L’assuétude à l’héroïne de notre groupe cible doit en effet être vue comme une maladie chronique nécessitant un suivi à long terme », précise le rapport.
Les chercheurs recommandent donc la poursuite de ce type de traitements en Belgique. Des traitements qui devraient être sans limitation de durée fixée a priori et qui ne devraient être proposés que quand un traitement par méthadone a été un échec (car ces derniers se révèlent beaucoup moins coûteux à mettre en place). Un cadre légal doit donc être prévu afin de favoriser l’installation de ces centres.
Pour plus détails, le rapport final du projet est téléchargeable sur : http://www.ulg.ac.be/upload/docs/application/pdf/2013-12/tadam.rapportfinal.pdf
Avec un accès à bas seuil (pas d’obligation de sevrage, services gratuits et souvent anonymes), les salles de consommation à moindre risque visent les usagers de drogues les plus marginalisés, souvent désaffiliés des services sociaux et médicaux. Ces personnes peuvent venir dans ces salles pour s’injecter (parfois pour inhaler ou fumer) dans un cadre sécurisé. Trois maîtres mots caractérisent ces dispositifs : l’hygiène (matériel stérile), la sécurité (les injections sont supervisées, un dispositif de premiers soins et d’appel des secours est prévu) et un environnement sans stress (l’usager est dans un espace d’exception où il est légalement protégé).
En Belgique aucune expérience pilote n’a encore été réalisée, même si des projets sont en réflexion dans plusieurs villes. Mais une nonantaine d’expérimentations dans le monde ont été évaluées et réévaluées. Et même en ne prenant en compte que des critères considérés comme objectifs (« evidence-based »), de nombreuses études convergent pour dire que ces expériences sont positives. Les nuisances publiques sont réduites, de même que le nombre d’overdoses dans les quartiers avoisinants, et la santé sociale et sanitaire du public cible s’améliore : meilleures pratiques d’injection, réduction des infections aux virus VIH et de l’hépatite C, réduction des lésions, meilleur accès aux soins et reprise de contact avec un public difficile d’accès. Une étude de Vancouver a même démontré que ces salles présenteraient un bénéfice pour la société (notamment en termes de soins épargnés par la sécurité sociale), 5,12 fois plus élevé que leur coût.
Aller plus loin
Alter Échos n° 367 du 14.10.2013 : Salles de consommation, sujet à risque (électoral)?
Alter Échos n° 355 du 04.03.2013 : Un tour du monde des salles de consommation