Il y a de longues années, nous nous retrouvions régulièrement avec quelques amis dans un restaurant vietnamien situé à Bruxelles. À force de nous voir, Phuc, le patron, nous avait pris en sympathie. Aussi, quand l’heure de la fermeture sonnait, il nous laissait tranquilles dans notre coin. Il baissait les volets et préparait son établissement à recevoir ses amis, qui venaient taper la carte tous les soirs. Nous pouvions alors le voir sortir de derrière son comptoir une énorme vasque remplie d’alcool de riz. Phuc transvasait ensuite le breuvage dans de petits verres que nous nous empressions de vider tout en fixant la vasque. À l’intérieur, confits par l’alcool, se trouvaient deux petits cobras de couleurs différentes, entremêlés dans une étreinte alcoolisée. Déjà à moitié beurré, Phuc hurlait «C’est le yin et le yang», avant d’aller claquer sa recette de la soirée à la table de ses amis.
Le yin (noir) et le yang (blanc) représentent respectivement l’obscurité et la fraîcheur, la luminosité et la chaleur, etc. Wikipédia nous apprend qu’ils sont «des étiquettes pour qualifier les composantes différentes d’une dualité, qui sont à la fois opposées et complémentaires». Ils sont aussi très pratiques puisqu’on peut les sortir en toutes occasions pour faire un peu de philosophie bon marché. Dès lors, pourquoi ne pas les appliquer au Covid-19 étant donné qu’aujourd’hui tout s’y rapporte? À bien y regarder, cela colle même parfaitement. D’un côté, ce virus, c’est le yin. Il martyrise les corps, l’économie, les liens sociaux. De l’autre, c’est aussi le yang. Pour certains, par sa violence, il nous poussera à trouver des solutions aux enjeux de notre époque, à faire advenir le «monde d’après», cet univers des Télétubbies que nous regardions à la télé à 1 h du matin – dans les vapes – une fois revenus de chez Phuc. Comme si le Covid-19 pouvait être le problème et la solution.
Ici, le Covid, c’est le problème et… le problème.
Mais, dans toute machine bien huilée, il y a toujours un sale petit grain de sable qui vient enrayer la mécanique. Et avec son esprit retors, Alter Échos vous en a dégotté un bel exemple. Jugez plutôt. En février 2020, juste avant l’apocalypse, la commune de Saint-Josse commence à expérimenter le passage à la semaine de quatre jours pour ses employés de plus de 55 ans. Sur une base volontaire, ceux-ci peuvent décider de passer en 4/5 tout en gardant leur salaire à temps plein. Cerise sur le gâteau, le temps de travail ainsi libéré est censé permettre d’embaucher de 20 à 25 équivalents temps pleins. On parle d’embauche compensatoire. La commune a le nez fin: elle ne le sait pas à l’époque, mais la pandémie remettra peu après la semaine de quatre jours – un vieux dossier – au goût du jour. Elle est aujourd’hui présentée comme une solution à la pénurie de travail supposée qu’engendrera la crise. Puisqu’il y aura moins de travail, autant le partager…
Voilà donc une situation «covidienne» – moins d’emplois disponibles à cause de la crise – qui pourrait être résolue par un dispositif remis à la mode «grâce» au Covid. Le yin et le yang. Le problème et la solution. Sauf qu’ici, le Covid a aussi eu raison de la solution qu’il contribue à promouvoir. Les employés communaux intéressés par la mesure sont bien passés à la semaine de quatre jours. Par contre, les embauches compensatoires n’ont pas suivi. Seulement trois ETP… Pourquoi? Parce que le Covid-19 a aussi entraîné une moindre activité pour la commune. Du coup, il n’y avait plus assez de boulot pour justifier l’embauche des 20 à 25 ETP prévus… Enfer, on n’y avait pas pensé. Ici, le Covid, c’est le problème et… le problème. «Le yin et le yin», aurait hurlé Phuc. Avec quelques verres d’alcool de cobra dans les veines, il en aurait été bien capable…
En savoir plus
«Travailler quatre jours par semaine, c’est trop dur?», Alter Échos n°488, octobre 2020, Julien Winkel.