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Emploi/formation

Précarité: quand les indépendants font naufrage

Si la précarité des indépendant(e)s n’est pas un phénomène nouveau, celle-ci ne cesse d’empirer avec la succession des crises et l’inflation, nouveaux facteurs de stress, de surmenage et d’isolement. Malgré le contexte électoral, les pistes peinent à se dessiner et les structures d’aides souffrent d’un manque de visibilité auprès d’un public vulnérable.

Paul Labourie 22-05-2024 Alter Échos n° 517
(c) Larry from Charlottetown, PEI, Canada, CC BY 2.0

Lorsqu’elle a quitté Naples pour Bruxelles, Sara Renzi ne s’attendait pas à ouvrir un restaurant. «Je suis venue ici dans le cadre de mes études, pour un stage de relations internationales, et je suis tombée amoureuse de Bruxelles.» Sara abandonne ses études, un potentiel avenir à la Commission européenne et décide de travailler tout de suite: «Le plus simple, quand on vient d’Italie, c’est la restauration», sourit-elle. Sara monte ainsi son restaurant Entre Nous, à deux pas de la gare du Midi. Un projet qui lui ressemble, qui lui permet de partager ses valeurs: travailler de manière durable, avec des producteurs locaux, cuisiner des produits abordables, proposer un espace de rencontre et des ateliers…

Sept ans plus tard, l’eau a coulé sous les ponts. «Travailler est devenu extrêmement difficile. On a subi la crise de l’énergie, l’augmentation du prix des matières premières, l’inflation… Il y a de plus en plus de contraintes et tout retombe sur nous, les indépendants.» Aujourd’hui, Sara travaille tous les jours, week-ends compris, au restaurant, le soir sur l’administratif et les factures. «Je gagne moins de 5 euros de l’heure, et si je n’étais pas en couple, je ne pourrais même pas me payer une chambre en colocation», regrette Sara. Elle doit parfois piocher dans sa trésorerie personnelle pour payer ses employées à temps, en espérant que la situation se rééquilibre. Mais aujourd’hui, Sara hésite à fermer boutique.

Un phénomène généralisé

«Aujourd’hui, 15% des indépendants vivent en dessous du seuil de pauvreté», énonce Renaud Francart, conseiller de l’Union des classes moyennes (UCM) dans le bien-être mental au travail. Malgré la difficulté de profiler un public aussi vaste qu’hétéroclite de plus d’un million trois cent mille travailleurs, allant de la PME à la personne physique, en passant par le mi-temps, les chiffres sont sans équivoque au sujet de la précarité des indépendants, en particulier dans les secteurs de l’Horeca, du commerce et de l’agriculture.

En 2023, l’UCM publie une étude basée sur trois axes: la charge de travail, le stress et l’isolement. «Plus de 60% des indépendants travaillent au-delà de 50 heures par semaine, et 15% au-delà de 70», soulève Renaud Francart. 50% des indépendants déclarent par ailleurs vivre des journées «très stressantes» et 25% «extrêmement stressantes». «C’est un stress constant, lié à la gestion du personnel et des clients, lié à l’incertitude et à la charge administrative», poursuit le conseiller. Enfin, près d’un tiers des indépendant(e)s se sentent «très isolés».

«Aujourd’hui, 15% des indépendants vivent en dessous du seuil de pauvreté»

Renaud Francart, conseiller de l’Union des classes moyennes (UCM) dans le bien-être mental au travail

Pour Renaud Francart, ces trois axes se nourrissent mutuellement: «En cas de problèmes, le premier réflexe est d’augmenter la charge de travail. Ce qui signifie plus de stress, car on veut tout faire soi-même, ne pas montrer nos faiblesses, au risque de s’isoler… C’est un cercle vicieux, très spécifique aux indépendants.» Les conséquences de l’engrenage sont nombreuses, pour la santé tant physique que mentale. L’INAMI enregistre ainsi une augmentation de près de 60% des cas de burn-out et dépressions longue durée chez les indépendants sur la période 2016-2021, contre environ 46% chez les salariés.

Le «leurre» de la liberté

Antoine, un jeune entrepreneur bruxellois habitué à jongler entre plusieurs activités, a fait les frais du surmenage. S’il a «toujours assez bien vécu les échecs» qu’il voit surtout comme des expériences de vie, certaines de ces expériences ont été plus difficiles que d’autres. «Il y a quelques années, j’étais sur plusieurs projets de restauration à la fois et je saturais, je me sentais partir en dépression. Je travaillais toute la semaine dans le restaurant dont j’étais associé et je passais mes week-ends dans un comptoir que nous venions d’ouvrir à Ixelles. Pendant mes soirées libres, je donnais des cours de boxe.» Ne tenant plus, Antoine se retire de certains projets. «Psychologiquement, j’en ai chié.»

Le jeune Bruxellois a quasiment toujours travaillé en indépendant, «parce que je ne supporte pas l’autorité et que ce statut me permet de créer quelque chose qui me ressemble.» Mais il a vite déchanté: «On a beaucoup plus d’avantages en tant que salarié.» «Indépendant, c’est un leurre, poursuit-il. L’idée de liberté qui est liée à ce statut est faussée. Au final, elle nous pousse à énormément travailler et à devoir le payer très cher sur tous les plans.»

L’INAMI enregistre ainsi une augmentation de près de 60% des cas de burn-out et dépressions longue durée chez les indépendants sur la période 2016-2021, contre environ 46% chez les salariés.

Pour Sara Renzi, la liberté est aussi une notion quasi inconnue. «C’est une charge mentale permanente. C’est très difficile de couper avec le travail.» Cette charge a aussi son impact sur les relations sentimentales. «Quand je travaillais à fond, je n’avais pas le temps de m’investir dans des relations profondes et stables», raconte Antoine. Aujourd’hui, il souhaite relancer plus fortement ses activités. «J’ai pris plus de temps pour moi et j’ai pu rencontrer quelqu’un, mais je sens que la reprise soutenue du travail peut coincer avec le couple. Le problème, c’est que les crises rendent la vie chère, donc je suis obligé de travailler plus.»

Seuls face aux crises

Ces facteurs de précarité sont par ailleurs fortement liés aux conjonctures économiques. «Le Covid a été une période très dure, parce que les contraintes n’étaient plus compensées par l’aspect valorisant de la condition d’indépendant, et l’arrêt de l’activité leur a retiré le sentiment de liberté et de maîtrise de leur vie», énonce Renaud Francart, qui observe toujours des «traces psychologiques de cette fragilité» malgré la fin de la crise.

Virginie Sautier, juriste à l’Observatoire du crédit et de l’endettement (OCE), considère le Covid comme un point de départ d’une «succession de crises: l’explosion des factures avec la hausse de l’énergie, le coût des matières premières… et des indépendant(e)s qui tentent de temporiser, mais qui, passés à un certain stade, n’ont pas d’autre choix que de fermer». La faillite est souvent vécue comme un échec: «Ils voient l’activité comme leur bébé, ils investissent beaucoup de leur vie dans le projet, alors l’abandonner est inenvisageable», soulève la juriste.

Si des aides financières comme le droit passerelle (revenu de remplacement et maintien des droits sociaux en cas de faillite ou de cessation d’activité involontaire) ont été mises en œuvre pendant le Covid, la crise a aussi permis de mettre en lumière certaines difficultés vécues par le secteur. C’est notamment le cas de l’ASBL de prévention du suicide Un pass dans l’impasse qui a proposé, à partir de 2020, une plateforme de soutien psychologique destinée aux indépendant(e)s. Le constat de l’asbl est dramatique: un indépendant se suicide tous les deux jours en Belgique.

Sarah Pierret, psychologue chez Un pass dans l’impasse, constate chez ses patients «une grande instabilité financière et un impact considérable de l’échec sur la santé mentale. L’isolement et le retrait social font que c’est difficile de demander de l’aide, les consultations chez le psy restant souvent taboues. D’un côté, il y a les sentiments de honte et de culpabilité, et de l’autre, une habitude et une volonté de se débrouiller seul».

Si des aides financières comme le droit passerelle (revenu de remplacement et maintien des droits sociaux en cas de faillite ou de cessation d’activité involontaire) ont été mises en œuvre pendant le Covid, la crise a aussi permis de mettre en lumière certaines difficultés vécues par le secteur.

Actuellement, les structures misent principalement sur les «personnes-relais» ou «sentinelles» pour accompagner les indépendants dans le besoin. Un pass dans l’impasse dispense ainsi des formations pour ce public en contact direct avec les indépendant(e)s. «Ce sont par exemple des avocats, des comptables, des assureurs… L’idée, c’est que ces personnes puissent détecter la détresse du travailleur pour lancer une alerte et présenter les structures vers lesquelles se tourner»,  explique la psychologue Sarah Pierret. L’OCE et les CPAS ont aussi mis en place des brochures à destination des professionnels afin de mieux les former à ce public, que Virginie Sautier estime «encore très méconnu».

Outre le soutien psychologique d’Un pass dans l’impasse et les programmes lancés par l’UCM à partir de 2024 (formations sur la gestion du stress, scan d’auto-évaluation des déséquilibres dans l’espace mental ou l’épuisement professionnel), la prise en charge tarde face à l’ampleur du problème. «Comme l’indépendant est autonome dans la gestion de ses affaires, on pensait qu’il l’était aussi dans la gestion de son bien-être, mais on se trompait», soulève Renaud Francart. Une vision partagée par Virginie Sautier, qui déplore «l’absence de préparation à ces aspects du métier avant le lancement des activités» et un «manque d’information des indépendant(e)s, qui n’ont pas connaissance de l’aide disponible».

À en croire Sara Renzi, les mesures existantes sont tout simplement incompatibles avec les conditions de travail. «L’aide et la santé passeront toujours au second plan, parce que ça prend du temps et que nous ne l’avons pas. Récemment, je me suis déchiré les ligaments croisés et je n’ai pas pu m’arrêter de travailler malheureusement, aussi n’ai-je toujours pas récupéré complètement. Le travail fait qu’on a toujours la tête dans le guidon, jusqu’au moment où on finit droit dans le mur.»

Pour la restauratrice, le contexte électoral pourrait faire changer la donne: «On est plusieurs établissements à avoir adressé une pétition et une lettre ouverte aux institutions publiques pour demander de l’aide, une réduction des taxes, des cotisations et des charges.» Elle espère une prise de conscience, mais craint aussi les promesses électorales non tenues. Après avoir «épluché les programmes», Renaud Francart constate que «le bien-être au travail figure assez haut dans la liste des priorités, mais celui-ci est souvent liée au salariat et au rapport à l’employeur, les indépendants ne sont cités nulle part».

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